Les yeux de North allèrent du fou à la guérisseuse, qui haussa les épaules.
— Mon matériel est bien protégé, dit-elle. Cet homme peut vous y conduire mais vous ne pourrez pas vous l’approprier.
Elle s’abstint cependant de révéler sa profession.
North se dégagea de l’étreinte du fou.
— Ma santé délicate, dit-il, m’interdit de descendre dans la vallée.
Un petit sac pesant atterrit aux pieds de North.
— Si vous exigez être payé rien que pour parler aux gens, dit Melissa d’un ton agressif, prenez.
North se courba péniblement et ramassa le sac contenant l’argent des gages de la fillette. Il l’ouvrit et en versa le contenu dans sa main. L’or brillait, même dans la pénombre de la forêt. Il fit tinter les pièces d’un air pensif.
— C’est bien, disons comme acompte. Il va falloir déposer vos armes, bien entendu, puis nous nous rendrons chez moi.
Serpent retira son couteau de sa ceinture et le jeta à terre.
— Serpent…, murmura Melissa.
Elle leva les yeux vers elle, affligée, manifestement étonnée de son geste, pour elle incompréhensible, la main crispée sur la poignée de son propre couteau.
— Si nous voulons qu’il nous fasse confiance, il faut lui faire confiance, dit Serpent.
En réalité cette confiance, elle était bien décidée à ne pas la lui accorder. Mais des couteaux ne seraient pas d’un grand secours contre plusieurs adversaires, ce North n’était sans doute pas venu seul.
« Mon enfant chérie, pensa Serpent, je n’ai jamais dit que ce serait facile. »
North fit un pas vers Melissa. Elle recula ; les jointures de ses doigts étaient blanches.
— N’aie pas peur de moi, ma petite. Et ne fais pas la maligne. J’ai plus d’un tour dans mon sac.
Les yeux fixés au sol, Melissa dégaina lentement son couteau et le jeta à ses pieds.
D’un geste saccadé de la tête, North fit signe au fou d’aller vers Melissa.
— Fouille-la.
Serpent posa la main sur l’épaule de sa fille, crispée, tremblante.
— Inutile de la fouiller, je vous donne ma parole qu’elle n’a pas d’autre arme sur elle.
Serpent sentait que Melissa était prête à craquer : son effort pour se maîtriser ne pourrait résister à la haine et au dégoût que lui inspirait cet individu.
— Raison de plus pour la fouiller, dit North. Nous n’exigerons pas une fouille trop minutieuse ; je ne suis pas un fanatique. Voulez-vous que nous commencions par vous ?
— Ce serait préférable, dit Serpent.
Elle leva les mains. North la tâta, la fit tourner, étendre les bras, se pencher en avant et empoigner les branches torsadées d’un arbre. Si elle ne s’était pas inquiétée pour Melissa, toute cette mise en scène l’aurait divertie.
Serpent trouvait l’opération interminable. Elle allait se tourner une fois de plus lorsque de son doigt pâle, North tâta sur sa main la cicatrice luisante de sa récente morsure.
— Ah, dit-il tout bas, si près de la jeune femme qu’elle sentait son haleine chaude et fétide, vous êtes guérisseuse.
Serpent entendit se débander l’arbalète juste après que son trait fut entré dans son épaule, au moment où elle se sentit envahie par une vague de douleur. Ses genoux vacillèrent mais elle ne put tomber : le projectile l’avait clouée au tronc de l’arbre torsadé, et sa force acheva de se consumer en vibrations qui se propageaient dans tout son corps. Melissa hurla de fureur. Serpent sentait son sang couler tout chaud sur son sein et sur son omoplate. De sa main gauche elle chercha l’endroit où la mince flèche était sortie de sa chair pour se planter dans l’arbre, mais ses doigts glissaient et le bois de l’arbre retenait solidement la pointe du trait. Melissa la soutenait de son mieux. Des voix s’entrelaçaient derrière elle pour former une longue traînée sonore.
Quelqu’un empoigna la flèche et, d’un coup sec, l’extirpa de son épaule en lui imprimant un mouvement de torsion. Le frottement du bois sur ses os lui arracha un hoquet de douleur. La pointe lisse de métal frais glissa hors de la plaie.
— Tuez-la maintenant, dit le fou, tout surexcité. Tuez-la et laissez-la pourrir ici pour l’exemple.
Le cœur de Serpent, pompe foulante, faisait gicler son sang chaud sur son épaule. Elle chancela, se rattrapa, tomba à genoux. Le choc la frappa au creux des reins ; toute vibrante de douleur, elle s’efforçait en vain de se dérober à cette torture, comme ce pauvre petit Sève qui se contorsionnait, la colonne fracturée.
Melissa lui faisait face ; sa tête rousse et son visage brûlé découverts, aveuglée par ses larmes, chuchotant des paroles de réconfort comme elle aurait fait pour un cheval, elle s’employait, maladroitement, à enrouler son foulard autour de la blessure. « Que de sang pour une petite flèche », pensa Serpent. Elle s’évanouit.
Elle fut réveillée par le froid. Reprenant conscience, elle fut surprise d’être encore en vie. La haine exhalée par North lorsqu’il avait décelé sa profession ne lui avait laissé aucun espoir. Son épaule lui faisait atrocement mal, mais ce n’était plus cette douleur lancinante qui détruit la faculté de penser. Elle fléchit sa main droite. Elle était faible mais elle remuait.
Elle se leva péniblement, frissonnante, clignant des yeux, la vue trouble.
— Melissa, murmura-t-elle.
North, à côté d’elle, éclata de rire.
— N’ayant pas encore le privilège d’être guérisseuse, elle est indemne.
Un air froid soufflait autour de Serpent. Elle secoua la tête et se frotta une manche sur les yeux. Sa vision s’éclaircit brusquement. L’effort qu’elle fit pour s’asseoir la fit transpirer, et sa sueur fut aussitôt glacée. North était assis devant elle, souriant, flanqué de ses amis qui formaient un cercle autour d’elle. Le sang avait séché sur sa chemise sauf à l’endroit précis de sa blessure ; elle avait donc dû rester inconsciente un certain temps.
— Où est-elle ?
— Elle n’a rien à craindre, dit North. Elle peut rester avec nous. Ne vous inquiétez surtout pas, elle sera heureuse ici.
— Elle ne voulait pas venir. Ce n’est pas là le genre de bonheur qu’elle souhaite. Laissez-la rentrer chez elle.
— Je vous l’ai déjà dit, je n’ai rien contre elle.
— Et qu’avez-vous contre les guérisseurs ?
North fixa longuement la jeune femme.
— Je pensais que ça sautait aux yeux.
— Je suis désolée, dit la guérisseuse. Nous pourrions probablement vous donner la capacité d’élaborer en vous de la mélanine, mais nous ne sommes pas des magiciens.
L’air glacial qui l’inondait pas vagues soufflait d’une caverne située derrière elle ; ses bras en avaient la chair de poule. Ses bottes avaient disparu ; les pierres glacées pompaient la chaleur de ses plantes de pied. Mais le froid endormait aussi sa douleur à l’épaule. Puis elle fut prise d’un violent frisson, et sa souffrance se réveilla, plus atroce encore que précédemment. Le souffle coupé, elle ferma les yeux un moment, puis se tint immobile, plongée dans ses propres ténèbres, respirant profondément et chassant de son esprit toute perception de sa blessure. Son dos avait recommencé à saigner, à un endroit où il lui était difficile d’intervenir. Elle espérait que Melissa se trouvait dans un lieu plus chaud ; et elle se demandait où étaient les serpents du rêve ; n’avaient-ils pas besoin de chaleur pour survivre ?
Serpent ouvrit les yeux.
— Et votre grande taille…, dit-elle.
North eut un rire amer.
— Dieu sait si je ne suis pas tendre pour les guérisseurs, mais je n’ai jamais dit qu’ils manquaient d’aplomb.
— Quoi ? demanda Serpent, l’esprit embrumé. (La perte de sang troublait son cerveau, et elle prenait North pour un quelconque patient.) Nous aurions pu vous soigner, continua-t-elle, si nous vous avions examiné dès le début. Vous avez dû atteindre cette taille avant que l’on songe à vous faire consulter un guérisseur.