Ou peut-être vais-je rencontrer quelqu’un de toute façon. Ou peut-être tous les tunnels sauf un sont-ils des impasses.
Au hasard Serpent pénétra dans celui de gauche. Elle ne le reconnut pas mais cela pouvait être dû au dégel. En tout cas ce souterrain contenait des torches, donc il devait servir. La plupart étaient consumées et Serpent progressait dans des ténèbres qui n’étaient éclairées que de loin en loin par une lueur vacillante, ne quittant pas le mur des mains pour pouvoir revenir sur ses pas si le tunnel était une impasse. Chaque nouvelle lumière lui donnait l’espoir de voir le jour, mais chacune n’était qu’une torche faiblissante. Le souterrain était interminable. Si différentes que fussent les circonstances de l’aller et du retour, naguère harcelée et maintenant épuisée, elle savait bien que le premier tunnel n’avait pas été aussi long.
Encore une lumière, pensa-t-elle. Et puis… ?
La fumée fuligineuse l’entourait, sans même révéler un courant d’air qui l’aurait guidée dans la bonne voie. Elle s’arrêta et se retourna. Elle ne voyait derrière elle que ténèbres. Les flammes précédentes s’étaient éteintes, à moins qu’elle ne fussent masquées par une courbe du tunnel. Elle ne pouvait se résoudre à revenir sur ses pas.
Elle dut marcher longtemps avant d’apercevoir une nouvelle lumière. Elle tentait de se persuader que c’était la lumière du jour, elle pariait avec elle-même qu’il en serait ainsi, mais elle dut bientôt constater que ce n’était qu’une torche de plus. Elle était presque consumée, réduite à un lumignon vacillant dégageant une âcre fumée.
Serpent se demanda si elle ne s’était pas acheminée vers une autre crevasse dont la gueule béante l’attendait dans les ténèbres. Elle progressa dès lors avec une extrême prudence, explorant le sol devant elle d’un pied tâtonnant avant d’y engager tout le poids de son corps.
C’est à peine si elle remarqua l’apparition de la lumière suivante, tant elle était faible, trop faible pour la guider. Son sac à serpents lui parut plus lourd, elle subissait la réaction de tout ce qu’elle venait de vivre. Son genou lui faisait souffrir le martyre et sa douleur à l’épaule était telle qu’elle dut glisser son bras sous sa ceinture pour le coller contre son corps. Traînant le pas sur le sentier peu sûr, elle aurait été incapable, se dit-elle, de lever le pied plus haut même si elle avait pu le faire sans imprudence.
Et soudain elle se trouva en plein jour sur une colline aux arbres étrangement conformés. Elle regarda autour d’elle, hébétée, et tendit ensuite la main gauche pour caresser l’écorce d’un tronc rugueux, puis une feuille fragile, de la pointe d’un doigt écorché à l’ongle cassé.
Elle aurait aimé s’asseoir, rire, se reposer, dormir. Au lieu de quoi elle prit à droite pour longer le versant de la colline ; elle espérait que ce long tunnel ne l’avait pas trop éloignée du camp de North. Elle regrettait que North ou le fou n’ai rien dit de l’endroit où ils avaient mis Melissa.
Les arbres disparurent brusquement pour faire place à une clairière, si brusquement que Serpent faillit s’y engager ; elle resta à l’ombre près de l’orée du bois. Des buissons bas et épais tapissaient la clairière d’une couche épaisse de végétation écarlate. Sur ce matelas naturel gisaient tous ceux que Serpent avait vus avec North, et d’autres encore. Tous dormaient, et sans doute rêvaient-ils. La plupart avaient la tête rejetée en arrière, la gorge exposée et constellée de cicatrices parmi lesquelles Serpent distingua des morsures fraîches d’où coulaient de minces filets de sang. La jeune femme les examina les uns après les autres, ne reconnaissant personne jusqu’à ce que son regard atteigne l’autre extrémité de la clairière. Là, dans l’ombre d’un arbre étranger, gisait le fou, dormant dans une position qui lui était particulière : à plat ventre, torse nu, les bras étendus devant lui comme en signe de supplication. Il avait les jambes et les pieds nus. Serpent, longeant la lisière du bois, s’approcha de lui et vit alors de nombreuses marques de morsure sur la face interne de ses bras et derrière ses genoux. North avait donc trouvé un serpent frais et les vœux du fou étaient enfin exaucés.
Mais North lui-même ne se trouvait pas dans la clairière, non plus que Melissa.
De cet endroit, une piste bien tracée s’enfonçait dans le bois. Serpent la suivit avec circonspection, prête à se réfugier sous les arbres à la moindre alerte. Elle n’en eut pas l’occasion. Elle entendait de menus bruits produits par de petits animaux, des oiseaux, des bêtes indescriptibles venues d’un autre monde. Pieds nus, elle foulait le sol dur à pas feutrés.
La piste aboutissait juste au-dessus de l’entrée du premier tunnel. Là, auprès d’un grand panier, un homme était assis, seul avec un serpent dans les mains ; c’était North.
Serpent l’observa avec curiosité. Il tenait le reptile derrière la tête, selon les règles, pour l’empêcher de frapper. De l’autre main il caressait la surface lisse de ses écailles vertes. La jeune femme avait remarqué que cet homme ne présentait pas de cicatrices à la gorge, et elle en avait déduit qu’il préférait, pour son usage personnel, employer l’autre méthode, plus lente et plus agréable, d’absorber le venin. Mais comme les manches de sa robe étaient relevées, elle voyait très clairement que ses bras pâles étaient eux aussi exempts de cicatrices.
Serpent s’inquiétait de ne pas voir Melissa. Si North l’avait jetée dans une autre fosse, Serpent pourrait la chercher en pure perte pendant des jours. Et d’ailleurs, elle n’en n’avait plus la force. Elle s’avança dans la clairière.
— Pourquoi ne vous faites-vous pas mordre ? dit-elle.
North sursauta violemment, mais sans lâcher le serpent.
Il regarda Serpent d’un air hébété, au comble de la confusion. Il promena un regard rapide sur la clairière comme s’il ne s’était pas encore aperçu que ses fidèles n’étaient pas auprès de lui.
— Ils dorment, North, dit Serpent. Ils rêvent. Même celui qui m’a conduite ici.
— Venez ! cria North, mais la guérisseuse resta sourde à cet ordre autoritaire, et personne ne réagit.
— Comment êtes-vous sortie ? murmura North. J’ai déjà tué des guérisseurs… nul n’avait des pouvoirs magiques. Ils étaient aussi faciles à tuer que n’importe quel être vivant.
— Où est Melissa ?
— Comment êtes-vous sortie ? hurla-t-il.
Serpent s’avança vers lui sans la moindre idée de ce qu’elle allait faire. Certes, North n’était pas fort. Mais il atteignait presque, assis, la taille de Serpent debout. Et pour le moment, elle n’était pas forte, elle non plus. Elle s’arrêta en face de lui.
North brandit vers elle le serpent du rêve, comme s’il espérait ainsi l’effrayer ou la soumettre à sa volonté sous l’aiguillon du désir. Serpent était si près de lui qu’elle put étendre la main et caresser le reptile du bout des doigts.
— Où est Melissa ?
— Elle est à moi. Elle n’appartient pas au monde extérieur. Elle appartient à mon domaine.
Mais ses yeux pâles le trahirent par un léger mouvement latéral. Serpent suivit son regard : il visait l’énorme panier, au fond duquel la jeune femme aurait pu tenir presque à l’aise. Elle s’y dirigea et en souleva le couvercle avec précaution. Elle eut un mouvement de recul instinctif, suffoquant de colère. Une masse grouillante de serpents remplissait presque entièrement le panier. Furieuse, elle se tourna vers North.
— Comment avez-vous pu faire une chose pareille ?
— Je l’ai fait pour son bien.
Serpent lui tourna le dos, et avec une lenteur calculée retira les serpents du panier. Ils étaient si nombreux qu’ils masquaient entièrement l’enfant, sans même en laisser deviner la forme. Elle les sortait deux par deux, puis elle les laissait tomber à terre. Le premier d’entre eux lui monta sur le pied et se lova autour de ses chevilles, mais le second se coula rapidement vers les arbres.