Nous roulons maintenant sur le boulevard Saint-Marcel, aux Gobelins. J’enquille la petite rue Jeanne-d’Arc et aussitôt, je pige que c’est ici que les Athéniens s’atteignirent. En effet, je vois débouler une bagnole d’un vilain bleu violâtre ; une Ford un peu cabossée, me semble-t-il, avec deux gaziers à son bord. La caisse en question met son cligno pour doubler la Honda, mais elle se rabat trop rapidement et en défonce l’aile avant. Mes lanciers du Bengale se sont arrangés (du moins celui qui pilote) pour couper la rue à l’hondaïste. Je continue jusqu’à la rue suivante, m’y engage, monte sur un trottoir et coupe le contact pour retourner guigner la suite du rodéo au carrefour.
Ça dégoise véhément, espère ! Le conducteur fait un foin pas croyable. Je l’entends d’ici. Il traite les perdreaux « d’enculés de leurs mères », de « manches à couilles », « de foies blancs » et puis encore d’autre chose que je ne saisis pas bien. Et alors, écoute ! Non, mais écoute, bordel ! Dégage tes cages à miel si elles sont bourrées de cire ! Voilà qu’il remonte dans sa Honda à l’aile défoncée et qu’il décarre sans que les deux flics ne fassent un geste pour le retenir !
On croit rêver, non ?
Je me rabats en vitesse jusqu’à mon char immaculé. Me penche sur son coffre, l’imper écarté pour le masquer. La Honda poursuit sa route dans la rue Jeanne-d’Arc.
Je fonce alors, coudes au corps sur les lieux du sinistre. Mes malheureux chose-frères balaient le verre brisé saupoudrant leurs sièges. Ils sont piteux.
— Merci pour votre intervention précieuse, les gars ! Je ne vous avais pas demandé d’emballer ce zouave ?
Le gros Lulu qui porte une blouse grise sous sa canadienne bredouille :
— On ne pouvait pas, monsieur le commissaire, non, franchement, on ne pouvait pas !
— Et pourquoi ne pouviez-vous pas, s’il vous plaît ?
— Parce qu’il est commissaire à la D.S.T. et que c’est nous qu’on lui a rentré dedans !
CHAT CLOWN 12
Là, je peux te dire que le silence des homards s’épaissit. Se propage. J’entends très faiblement le bruit de la circulation. Me semble être enfermé dans une boîte à bijoux capitonnée de velours grenat. Car je vois rouge ! Je me dis familièrement : « Mais, saperlipopette (et il est rarissime que j’emploie un mot aussi grossier), que t’arrive-t-il, mon grand ? Pourquoi tout s’effondre-t-il autour de toi ? » Je marche sur un pont qui s’émiette derrière moi, au fur et à mesure que j’avance. Y a de quoi devenir dingue, non ?
Je cherche du secours en téléphonant depuis ma tire. Une série de coups de grelots dans la foulée. D’abord m’man. Une bonne nouvelle : tout baigne à Saint-Cloud. Elle prépare une quiche lorraine pour mon inspecteur qui la protège et Maria s’est remise de ses émotions. Voilà au moins un point positif. J’appelle ensuite chez Pinaud, mais ça ne répond toujours pas. Puis chez Mathias, ce qui redéclenche son ogresse-pondeuse qui me vocifère l’absence de son rouquin ! Je coupe fissa le contact. Ensuite je me rabats chez Béru, bien que j’y aie téléphoné à peine naguère. Berthaga en ligne. Elle fredonnait Les Roses Blanches en dégoupillant son cornet à conneries et se croit obligée de terminer le refrain avant de répondre. Ça donne :
— Ô ma jolie maman… Oui, j’écoute ?
— Encore moi, Berthe. Toujours pas de nouvelles de votre tas d’immondices ?
— Toujours pas, Antoine. Mais pourquoi vous ne viendez pas l’attendre z’ici ? Alfred est parti et j’ai reçu du jambonneau en boîte, de Toulouse.
La voix est prometteuse ; mieux : ensorceleuse. Je me sens gagner par l’envoûtement.
— Impossible, ma belle, j’ai trop à faire, hélas !
— Dommage, vous me l’auriez pas regretté. Dites, est-c’ qu’ vous croiliez que Jacques Chirac a une grosse queue ? On se demande, avec un nez pareil.
— Je la lui souhaite, Berthe.
— J’ sus t’en train de regarder sa photo dans Paris-Match : il est bel homme.
— Eh bien, mon Dieu, écrivez-lui votre admiration, Berthy. Il ne faut jamais taire sa passion à celui ou à celle qui la provoque.
— Vous pensez qu’il me répondrerait ?
— Si vous joignez votre photo à votre lettre ainsi qu’un timbre, sans aucun doute.
Je vais pour raccrocher. Mais me ravise :
— La disparition de Béru ne vous alarme pas ?
Elle pouffe.
— Combien de fois t’est-ce il est parti sans rien me dire ! L’est toujours revenu, ce veau !
— Il n’a rien emporté de particulier ?
— Qu’est-ce vous entendez-t-il par là, Antoine ?
— Il a des armes à la maison, crois-je savoir.
— Et v’voudriassez qu’ je vérifiasse ?
— Volontiers.
— Bougez pas : elles sont dans la desserte d’ la salle à manger, av’ec notre argentrerie d’ famille. Y les nettoyait la s’maine dernière encore.
Elle va pour me laisser et, se ravisant :
— Y a un autre homme dont j’ me demande s’il l’a chouette, c’est Jean Dutourd que j’ lis ses papiers dans France-Soir. Sa photo, j’arrête pas de la regarder ; dommage qu’elle soye si petite…
— Peut-être pourriez-vous la faire agrandir ?
— Ça flouze, à l’agrandissage, objecte l’Ogresse.
— Mais ça gagne en mystère.
— Si j’ vous dirais, M’sieur Dutourd, je lui imagine un braque long et racé, Antoine ; moi, un garçon qui m’ plaît, automatiqu’ment j’lui suppose la bite ; c’t’une marotte. Pour vous r’venir à M’sieur Dutourd, j’frissonne à l’idée qu’y me tiende dans ses bras un jour. C’t’un aristogratte, faut conviendre. Et sa jolie moustache bien taillée, dites, vous vous rendez compte l’bonheur qu’elle peut donner à une femme ?
— Tout à fait, assuré-je. Cela dit, vous voulez bien vérifier ce que je vous ai demandé, ma chérie ?
Stimulée, elle abandonne le combiné. Je perçois, peu après, un bruit de ferraille : l’argenterie des Bérurier qui se fait la malle du vaisselier. Quelques jurons viragoyesques m’atteignent les conduits. Je perçois :
— Qu’est-ce y vient m’faire chier, c’tenculé d’merde, bordel ! Ah ! ces poulets de mes fesses, j’ commence d’en avoir plein les miches !
Du temps s’écoule. La Grosse s’est tue. Elle manipule des objets métalliques. Elle doit compter ou évoquer car elle marmonne.
Puis, retour en ligne :
— Z’êtes toujours là, mon p’tit t’Antoine ?
— Eperdument, mon Exquise.
— Vous êtes capab’ d’vous rappeler ce gros pétard noir, avec une lampe à souder vissée au bout, que Mathias avait mis au point, y a quèques années pour une opération dont vous entrepreniez en Angleterre, vous et mon Gros ?
— Tout à fait.
— Ben celle-là, j’la trouve pas. Sinon, y a son broveninge de jeune homme, son colt du dimanche, sa mitraillette pliante pour le campinge, son Luger de cérémonie et son Beretta de tous les jours.
— Merci, Berthe.
— Ecoutez, Antoine : c’est pas pour avoir l’air d’insister, mais si vous passeriez à la maison, j’vous certifille qu’ vous le regrettereriez pas. J’ m’sens dans une période ardente.
Je l’entends clapoter des labiales, comme un vieux Rital en train de bouffer ses spaghettis.
— Je vais essayer, Berthe, mais je ne promets rien. En attendant, écrivez à Chirac et à Dutourd.
Elle exhale un soupir d’inaccessibilité résignée.
— A Chirac, souate ; mais comment voulez-vous qu’j’ écrivisse à M’sieur Dutourd ? Il est de l’Agadémie française !