— Il est en mission secrète, déclara-t-il, et vous pouvez frotter votre gros cul avec un morceau de glace jusqu’à ce qu’il s’enflamme avant que je vous dise où il se trouve !
— Non mais, vous êtes mal embouché, mon gars ! explosa la Bérurière. Ma main sur la gueule, vous en direriez quoi t’est-ce ?
Prompt comme un boa gloupant un rat, le motard saisit le poignet de la Vachasse et le tordit.
— Arrête tes giries, tas de merde, on est pressés !
Il plantait son regard de salaud dans les yeux béatifiques de Berthy. Il avait une telle expression d’intense cruauté qu’elle se mit à glaglater.
— Vous me faites mal ! gémit-elle.
— Toi aussi, morue, tu me fais mal. Tu me fais mal aux seins ! Ton mec me charge de te dire qu’il a emporté son feu spécial : le noir à silencieux que Mathias a mis au point ; tu sais de quoi il parle ?
Berthe acquiesça.
— Il veut que tu me remettes les paquets de balles qui vont avec. Paraît qu’elles sont dans votre buffet de salle à manger.
— Oui, je sais.
— Alors remue ta graisse rance et va me les chercher !
Il lâcha la pompeuse de réparateurs TV. La Gravosse avait la poitrine grondante ; des sanglots de fureur l’étouffaient. Elle se rendit au meuble servant d’armurerie à son bonhomme. Les paquets de balles étaient rangés à côté de l’écrin abritant un manche en corne muni d’une vis pour découper le gigot, ainsi que le coutelas propre à cet usage. Il s’agissait d’un cadeau de mariage dont ils ne s’étaient jamais servis, le jugeant trop sophistiqué pour une besogne aussi simple.
Elle avança la main vers les boîtes de carton gris, sans étiquettes. Dessus, on avait simplement écrit au feutre noir « M 9 ». Mais elle se ravisa et prit d’autres boîtes de balles destinées au Browning. Que son gros lard vienne donc chercher les bonnes en personne ! Mission ou pas, elle s’insurgeait contre ses manières désinvoltes.
Le motard tatoué lui arracha les emballages des mains pour les fourrer dans les poches de sa combinaison de cuir.
— Tu dois avoir une de ces babasses, la mère ! ricana-t-il. Un jour on viendra te fourrer avec des potes à moi qui adorent le gras-double. T’as des yeux de salope, ça te plaira !
Sur cette promesse qui laissa Berthe rêveuse, il s’éclipsa.
Je regarde le gentleman à la fenêtre, sa mitraillette bizarroïde qui pend comme un gros fruit noir.
Il répète :
— C’est à quel sujet ?
Bon, je plonge.
— Je souhaiterais m’entretenir avec le vieux monsieur qui est dans cette pièce, dis-je en montrant la fenêtre.
Il déclare :
— Ne bougez pas, on vient !
Et, effectivement, une minute plus tard, un type ouvre la porte. Un gros Noir avec les cheveux coupés très court, avec une épaisseur de crins sur le sommet de la tête. Il porte un jean et un T-shirt sur lequel est écrit « Princeton University ». Mais, selon moi, il n’y a pas fait ses études. Le blanc de ses gros yeux est jaune bile avec un petit filet de vinaigre. C’est un gars qui connaît son affaire car, d’un mouvement rapide, il écarte le pan de mon veston, cueille mon pote Tu-tues à ma ceinture, en retire le chargeur avec une dextérité inouïe et me le remet en place non sans avoir fait tomber sur le sol la balle engagée dans le canon. Puis il lance mon chargeur au loin, dans une touffe d’orties.
— Go in !
J’entre.
Le gentleman à la mitraillette tient à présent son arme par le canon. Il est descendu au rez-de-chaussée et vient d’allumer un cigare. Il semble calme, presque distingué malgré sa seringue, et il sent la bonne eau de toilette de qualité, style Patricia de Nicolaï.
Dans la salle où nous sommes, il n’y a que des tabourets plus ou moins bancaux. T’es sûr que le pluriel de bancal c’est bancaux ? Non ? Bon, disons qu’il prend un tabouret bancal et m’engage, du geste, à en faire autant. T’es content ?
— Qu’est-ce qui vous amène dans cette bicoque ? me demande-t-il, avec un accent anglo-saxon admirablement maîtrisé.
— Je vous le répète : je veux parler au monsieur qui se trouve à côté.
— Comment savez-vous qu’il est ici ?
Je lui désigne ma tempe.
— Si vous saviez tout ce qui se passe là-dedans, vous auriez le vertige et, pour couper court, je viens de le voir.
— Qui sont les gens qui vous amené ici et dont l’automobile reste sous le couvert des arbres ?
— Un amateur de châteaux Louis XIII qui savait qu’un souterrain unit l’hostellerie du Chevalier Noir à la ferme du Renard Piégé, en compagnie de deux copines.
Il va prendre le grand Noir par l’épaule et l’entraîne à l’écart. Long conciliabule. Ensuite, le Noir sort et l’homme élégant revient près de moi.
— Que voulez-vous de notre ami d’à côté ? me demande-t-il.
Je souris.
— Ecoutez, monsieur, je trouve déjà singulier que vous accueilliez les visiteurs avec une mitraillette, mais de plus vos questions sont franchement indiscrètes.
— Pourquoi n’accueillerais-je point avec une mitraillette les visiteurs qui se présentent en ayant un revolver à la ceinture ?
Touché.
Je salue son objection d’un coup de chapeau à plumes, très mousquetaire. Et brusquement, il change d’attitude.
— Attendez ici, je vous l’envoie, décide-t-il, et il me laisse en plan.
Il fait frisquet dans cette maison croulante. Franchement, je nage dans la plus sordide incompréhension.
On m’a embarqué sur une galère sans rameurs qui navigue à la va-comme-je-te-pousse, au gré des courants et des vents. Tout semble incohérent, comme dans un cauchemar.
La porte s’ouvre, Achille surgit, l’air furax. Il se précipite sur moi en glapissant :
— Ah ! ça, allez-vous enfin me lâcher les baskets, San-Antonio ? Vous êtes chiant, à la longue, mon vieux !
Je le regarde, essayant de voir s’il est sincère ou s’il m’invective pour donner le change à des geôliers supposés. Pourtant il donne l’impression d’être très maître de soi et de son destin, Je lui adresse un clin d’œil, pour le tester, et cette mimique complice attise sa rancœur.
— Qu’est-ce que ça veut dire ! s’emporte le Dirlo. De quel droit me poursuivez-vous ?
— Vous aviez disparu, bredouillé-je.
Il rugit :
— Alors je n’ai plus le droit de partir en voyage où bon me semble, quand bon me semble ?
— J’ai des choses capitales à vous dire, patron.
— Vous me les direz quand je vous demanderai votre rapport ; en attendant, foutez-moi la paix ! Je vous ai confié une enquête très très importante, mais au lieu de traquer ces tueurs de bougnoules à Paris, vous venez vous goberger en Saône-et-Loire dans une hostellerie de luxe, avec quelqu’une de vos chères pétasses ! Nous réglerons cette histoire à mon retour au bureau. Je vous préviens : il y aura des sanctions. Pas de cadeau ! Maintenant, fichez le camp et occupez-vous du travail qui vous est confié ; seulement de cela, vu ?
Je dois être pâle comme une merde d’alpiniste bivouaquant dans une anfractuosité de rocher. Dur dur de se laisser ramoner de cette manière.
Pour couronner la scène, il va à la porte donnant sur l’extérieur, l’ouvre en grand et, de son bras libre, me fait signe de décarrer.
En passant le seuil, je m’arrête à sa hauteur pour, une ultime fois, plonger mon anxiété dans son regard furax. Il ne faiblit pas.
— Adieu, monsieur le directeur !
Et puis, une idée subite me vient et je chuchote :
— La doublure de July Larsen a été assassinée au Royal Chambord.
Le Dabe ne bronche pas, mais il me semble découvrir un cerne sous ses lampions.