Je retourne à la voiture. Chemin parcourant, je croise le Noir herculéen.
— Ça sent l’automne, hein ? lui fais-je.
— Comme qui dirait, répond-il avec un sourire peu amène.
Mes compagnons sont hors de l’auto. Ils discutent avec animation.
Comme je m’enquiers de la nature de leur émotion, le proviseur en retraite éclate :
— Mais qui sont ces gens que vous venez de visiter, commissaire ? Figurez-vous que le Noir adipeux a exigé que nous descendions de l’auto afin de la fouiller. C’est une atteinte aux droits de l’homme. Je compte déposer plainte et je vais me rendre directement à la gendarmerie. Ce sombre voyou a failli désosser ma Ford, allant jusqu’à retirer les banquettes et explorer sous le capot ! Les douaniers soviétiques ne faisaient pas mieux au temps du communisme.
Je le calme de mon mieux, lui laissant entendre qu’il vient de participer à une enquête des Services spéciaux et que je me fais fort de lui obtenir la médaille du Mérite pour services rendus à la France. Du coup, il cesse de maugréer. Encore un qui aime le ruban !
Il manœuvre saccadé, biscotte son excitation, et on repart. Moi, de plus en plus pantois. L’attitude du Vieux me rend comateux. Par certains côtés, il me donne l’impression d’être, sinon prisonnier, du moins sous surveillance ; par d’autres, il paraît avoir conservé son libre arbitre, puisqu’il peut faire minette à July et me chasser comme un palefrenier qui aurait fait boire un seau plein de champagne à un crack de Longchamp avant une course.
Je suis assailli par de noirs pressentiments.
La bagnole tangue à l’extrême sur le chemin détrempé. Rosette a posé sa tête sur mon épaule.
— Au fait, dit-elle, j’ai découvert dans les notes laissées par Mathias, le propriétaire de la fameuse Estafette qui a servi à l’enlèvement de Jérémie Blanc et de Violette.
— Sympa. Tu aurais pu me le révéler plus tôt !
Elle chuchote à mon oreille :
— Ce n’est pas ma faute si tu me rends folle !
— Alors, ce nom ?
— Jean-Marie Courtial, Electricité, 8, rue du 116e Régiment de Chasseurs Alpins, Vernouillet, 78.
— Et comment as-tu déniché ce précieux tuyau, ma belle âme ?
— L’annuaire téléphonique des Yvelines était étalé sur le bureau de Xavier, un papier sur lequel le Rouquin avait noté les bribes de renseignements concernant l’Estafette marquait une page. Sur cette page, Mathias avait tracé un trait au Stabilo sous l’abonné Courtial.
— Merci, dis-je.
Et ça me revigore un brin. Du coup je me dis qu’il a raison, le Tondu : avec tous mes hommes disparus, qu’est-ce que je branle ici ! Je perds la boule ou bien tu crois que ce sont déjà mes neurones qui partent en sucette ?
A cet endroit de ce passionnant récit, la tire du proviseur stoppe et se met à patiner. Je lui conseille d’enclencher la seconde, mais c’est inefficace. Alors je descends pour mesurer l’ampleur du désastre. Ce vieux con a dérapé dans une ornière pleine de boue fluide et sa roue s’y est enfoncée jusqu’à l’essieu.
— Il faut qu’on vous pousse, annoncé-je. Venez m’aider, les filles !
Elles se pointent en renfort. Je leur montre sur quelle partie arrière de la guinde chacune doit s’arc-bouter et qu’à mon commandement : Ho ! Hisse !
On a une énergie de poseurs de rails, tous les trois. Surtout la soubrette lécheuse, habituée aux durs travaux.
— Vous y êtes ?
Elles y sont !
— Alllez !!!!
On bande ses muscles, conjugue ses efforts.
L’auto crachote rageusement. La roue embourbée bat le beurre. Je pousse à m’en faire craquer la ceinture abdominale (que l’infâme Bérurier nomme : « la ceinture abominable »).
On dirait que ça frémit, non ?
— Encore ! N’emballez pas le moteur, Edmond !
— N’ayez pas peur !
Peur ! Le dernier mot qu’il aura proféré, ce vieux chéri !
Juste qu’on procède à un second arc-boutage, une terrifiante explosion se produit, qui nous part à la renverse, les filles et ma pomme. Le tout-puissant crash anéantisseur ! Une pluie de verre s’abat sur nous, des bouts d’on ne sait quoi : tôle et viande mêlées. T’as le cendrier et les couilles à Rebuffade étrangement réunis par l’infortune du sort. Le cerclo du volant souillé de cervelle et aussi une main avec une montre-bracelet dont la trotteuse continue de tourner (c’est une montre à mouvement). Indescriptible !
La bonniche a une portugaise arrachée, Rosette a dérouillé à l’épaule ; juste messire Bibi qu’est indemne parce que je m’étais courbé bas.
Je viens de piger pourquoi le Noir a voulu « fouiller » l’auto. En réalité, il y a placé une bombe à léger retardement, le salaud !
Je ne suis pas aidé !
CHAT CLOWN 17
— La fumière !
Telle est l’exclamation poussée par le tueur sans gages.
Il regarde les boîtes que vient de lui remettre le motard tatoué.
— Les balles de mon browninge, fait-il. Ou y a gourance, ce dont il m’étonnerait car cette pute a l’œil, ou bien c’est des représentailles biscotte j’sus pas rentré à la tome depuis plusieurs jours, et c’est pour cette aversion que j’ me pencherais. Berthe, c’est la gueuse finie, la vraie pourriture quand ell’ est en r’naud. Bon, v’savez pas, Monseigneur Dupanloup ? J’vais aller chercher mes boîtes moi-même en personne !
— Non ! fait catégoriquement le chef. Nous n’avons que trop perdu de temps. Vous accomplirez le travail avec une autre arme ; moi aussi je dispose d’un 9 millimètres.
Il rabat un petit panneau d’acajou de sa tire super-agencée et sort d’une cavité deux pétards sérieux, des calibres de pros, pas du tout conçus pour le pique-nique.
— Choisissez !
Sentant qu’il lui faut se soumettre, Bérurier s’empare d’un outil chromé à crosse de corne ; très bel objet qui pourrait servir de presse-papiers.
— Il est plein à ras bord, commente l’homme au loup de velours noir, et vous serez surpris par sa souplesse. Ce n’est pas du tout le genre d’arme dont la détente risque de vous fouler le poignet. Avec ça, tuer est un plaisir !
Bérurier opine.
— Maintenant, descendons ! décide le « président du F.P. ».
Ils mettent pied à terre. Sont présents, le motard-estafette, le chauffeur du « big boss » plus nos deux « amis ». Ils se trouvent près de la Seine dont le languissant ruban d’argent serpente dans la campagne. Des falaises crayeuses bordent le fleuve le plus français de ton livre de géo, après la Loire. On distingue des espèces de grottes sur le flanc desdites falaises. Un sentier étroit, gagné par la mauvaise herbe (pourquoi « mauvaise herbe » ? toute végétation est noble et belle), s’élève doucement en direction des grottes.
Le motard ouvre la marche, le chauffeur la ferme. Ils montent en ahanant car ce ne sont pas des sportifs.
— C’est là que vous placardez mes anciens collègues ? demande le Gros d’un ton rigolard.
— Ces anciennes champignonnières désaffectées m’appartiennent, fait le chef.
Qu’aussitôt, il regrette cette confidence et décide qu’avant longtemps il faudra se débarrasser de son précieux auxiliaire. A quoi sert de celer son visage si c’est pour révéler, de façon indirecte, son identité ? En se déclarant propriétaire d’un terrain, on livre son nom ! Mais la chose lui a échappé.
Le motard aussi devra être zingué. Pas le chauffeur, par contre, puisque c’est son gendre !
Ils parviennent à l’orée de la caverne. Alors Béru s’arrête avec la brusque détermination d’un cheval inquiet.
— Disez-moi, murmura-t-il, j’voudrerais bien qu’vous me passiez un masque à moi z’aussi ; ça me gêne de buter des potes qui sauront qui est-ce j’suis.