— Vous êtes seul ?
— Ouais, pourquoi ?
Je l’inonde de mon faisceau éblouissant. Il a une casquette noire à longue visière, le nez bourgeonnant, une moustache grisonnante, des bajoues flasques.
— Vous venez de Chalon ?
— Ouais, pourquoi ?
— Comment se nomme votre entreprise ?
— Taxi et ambulance Chevalaux Camille, pourquoi ?
— On vous a téléphoné du Chevalier Noir ?
— Ouais, pourquoi ?
Je change ma loupiote de main, c’est-à-dire que je la tiens de la pogne gauche afin de rendre ma droite disponible et donc opérante. Il est ébloui, aveuglé, même, par l’impitoyable lumière. Alors je change mon faisceau en chandelle d’un crochet sec et dur à son menton de prognathe. Il ne dit pas un mot, ses yeux ressemblent au sigle du dollar et sa tête pensante devient une tronche penchante. J’ouvre sa portière et il choit dans la terre grasse du mauvais chemin.
Il a aussitôt droit à sa piqûre de dorme car la partie qu’il me reste à jouer va être délicate et je ne peux prendre le risque d’un retour intempestif de l’ambulancier.
Je lui ôte sa blouse blanche et sa gâpette. Me fabrique des bajoues avec du chewing-gum. A côté de lui, sur le siège passager, se trouve un gros cache-nez de laine tricoté par Mme Camille Chevalaux en personne. Je le noue à mon cou. La nuit fera le reste. De toute façon, en voyant surviendre cette ambulance, ils n’auront aucune méfiance, puisqu’ils l’ont commandée.
Il roulait les « r », Chevalaux. Je les roule aussi.
Parvenu devant la ferme, j’ai filé deux coups de klaxon péremptoires et « l’élégant » est venu déponner.
Moi, sans me casser, je suis resté au volant, juste j’ai abaissé ma vitre, comme le fit naguère le vrai conducteur.
— Y a besoin de la civière ? ai-je demandé. Parce que si oui, faudra m’aider : je suis seul.
Le gars me répond qu’un brancard est inutile, le vieillard à convoyer étant seulement très malade.
— C’est pour où ? je demande.
— On ne vous l’a pas dit ?
— C’est mon fils qui a pris la communication et il est pas très fufute.
— L’aéro-club de Chalon.
Je descends de « mon » ambulance en me composant une démarche lourdingue d’arthritique et vais ouvrir la double porte arrière. Dedans, il y a une civière fixée par un système de mâchoires et deux sièges en ligne.
J’attends en toussant à fond la caisse pour accréditer une crève mémorable.
Bientôt je vois surgir Achille, « soutenu » par July et le Noir dynamiteur. On l’installe sur le lit mobile. Il joue le jeu et feint le gonzier à toute extrémité.
La môme Larsen prend l’un des sièges, « l’élégant » l’autre et je referme les portes.
— Vous venez aussi ? demandé-je au gros Noir.
— Je viens aussi !
— Alors passez devant avec moi.
Et poum, nous voilà partis.
Tout en conduisant, je me dis qu’à l’aéro-club de Chalon, le trafic aérien devient décidément aussi important qu’à Charles-de-Gaulle.
L’ambulancier ayant pris la route opposée à celle qu’avait adoptée le pauvre Rebuffade, je l’emprunte donc en sens inverse.
L’ami Noirpiot parle un français en haillons. Faut y mettre du sien pour le comprendre. Il me demande si c’est loin, l’aérodrome. Je lui rétorque que non, pas très.
Il a l’air soucieux, tézigue. Son nez est large comme si sa figure avait servi de coussin à un éléphant. Sa coiffure à la con le fait ressembler à un gugus. Cette idée qu’ils ont, ceux d’aujourd’hui, de mutiler leur tignasse ! Ils se font des coupes à l’ananas, d’autres à la noix de coco. Y en a, comme lui, qui cultivent le rasibus triple zéro jusqu’au-dessus des oreilles et qui, dans le haut, laissent exubérer une grotesque crinière. J’ai chaque fois envie de les interpeller pour leur demander à quoi ça correspond dans leur cervelle, ces simagrées. Se croient-ils plus beaux ainsi ? Ou bien s’imaginent-ils, ces pauvres nœuds, qu’une pareille tronche leur compose une « personnalité » ? Ils ne sauront jamais que la personnalité, c’est dans le regard qu’on la porte, quand on a la chance d’en posséder une !
Je pilote calmos, évitant de m’embourber à mon tour. Pauvre cher Rebuffade, victime de sa gentillesse. Il n’aurait pas été si serviable, il vivrait encore ! J’évoque le boulot de nos anges gardiens ! Nous étions quatre dans une bagnole piégée qui allait exploser d’une seconde à l’autre. Et puis le proviseur fait une fausse manœuvre qui contraint ses trois passagers à descendre, leur accordant, de ce fait, la vie sauve !
— Enlève voir ta casquette ! me fait brusquement le colored.
— Quelle idée ?
— Je veux me rendre compte de quelque chose.
Là, j’ai du mal à déglutir ! Ça cotonne dans ma gargante. Tu veux parier que ce salaud m’a retapissé ?
Comme je ne m’exécute pas, c’est lui qui, d’un geste preste, arrache mon couvre-chef. Il rit sur écran large.
— Je savais, assure-t-il. T’es qu’un gamin, mec ! Quand tu te déguises, change de parfum et de chevalière !
Il sort un feu de sa poche et me le pointe entre deux côtes.
— Maintenant tu t’arrêtes ! L’endroit te plaît, pour mourir ?
J’ai pas le temps de gamberger, c’est l’instinct qui décide pour moi. Voilà qu’au lieu de freiner j’enfonce le champignon : tactique classique. La grosse ricaine rugit et fait un bond. A présent tant pis pour les ornières : si je m’embourbe, je suis râpé ; la vitesse est ma seule planche de salut. A cette allure, avec les fûts qui bordent la petite route, si je lâche le volant on emplâtre un arbre, et comme le négus est à la place du mort…
— Tire donc, lui fais-je, tu joues ta garce de vie à pile ou face, mec.
Lui, c’est un gars aguerri, je te promets. Il a subi des entraînements sérieux au cours desquels on lui a enseigné à ne jamais lâcher les pédales, non plus que son flingue.
Sans mot dire, il cueille mon revolver à ma ceinture, celui-là même qu’il a consciencieusement vidé tout à l’heure, le jette à l’arrière de l’auto, rempoche le sien et sort un coutelas effilé de sa chaussette qui recelait une gaine de cuir.
Il pointe le bout de la lame sur mon bas-ventre.
— Ralentis, sinon je t’enfonce du fer dans la bite, malin.
Moi, au lieu de réagir, je me prends à réfléchir aux péripéties de cette rude journée. Je me dis : « A gauche ou à droite ? »
« Il » est à gauche. Dieu soit loué. « S’il » s’était trouvé à droite, c’est-à-dire dans la poche côté passager, c’était naze.
Je continue de bomber féroce tandis que ma paluche gauche, mine de rien, se faufile secrètement jusqu’à la vague de mon grimpant.
Une brûlure me point au bas-ventre. Le sagouin ! Il va m’écouiller ! C’est le type à ça ! Cette truffe noire, rien ne l’arrête.
Réagis prompto, Tonio, sinon tu ramasseras ta biroute sur le tapis de sol.
J’assure l’outil dans ma pogne. Souviens-toi, Barbara : dans la chambre de la môme July, au Chevalier Noir, j’ai engourdi le feu de son garde du corps après avoir mis ce dernier groggy.
Cran de sûreté ?
Relevé, mon capitaine.
Alors, feu à volonté !
Bien, mon capitaine.
Je file un coup de frein à la désespérée qui envoie mon tagoniste dans le pare-brise. Mais déjà il volte pour me suriner. Alors je largue ma marchandise sans plus attendre. Tout en pressant la détente (et non la gâchette, comme disent les ignares), je compte mes coups. Une marotte chez moi ; y a que ceux que je tire avec mon zob que je ne compte pas !
— Un… deux… trois !