— C’est que j’ai deux choses importantes pour toi, mon Grand : une nouvelle inouïe et… et disons une sorte de cadeau !
— Depuis que je suis monté me changer ?
— Le bonheur, c’est parfois comme le malheur : ça vous tombe dessus sans crier gare ! assure la chère âme.
Oh ! l’amour.
— Je commence par la nouvelle, annonce Félicie.
— Attends !
Je la prends dans mes bras et je la serre passionnément contre moi. M’man… Ma vieille… Ma Féloche d’amour…
— Il y a dix minutes, ils ont annoncé aux informations que M. Achille, votre directeur, a été limogé avec effet immédiat !
Oh ! le vertige qui me déguise en hélice d’hélico ! Carrousel de pensées enveloppées de la ouate de la stupeur.
— Le Vioque… limogé ? « Ils » ont dit pourquoi ?
— Non, le journaliste a déclaré que cette décision ne s’assortissait d’aucun commentaire.
Je continue de dodeliner du chef (c’est le moment !).
— C’est effectivement une nouvelle inouïe, m’man.
— Attends, elle est incomplète. Ils ont donné le nom de son successeur.
— Voilà qui est intéressant, pourvu qu’ils ne nous aient pas infligé un vieux requin ne connaissant rien à la police !
— Rassure-toi, ils ont choisi quelqu’un de jeune et de très compétent.
— Qui ?
— Toi !
Tu vas pas me croire. Ma réaction, c’est la colère. Pire : la rage !
— Moi ! Directeur de la Rousse ! Mais de quel droit ! Je n’ai rien demandé ! Je ne suis pas un bureaucrate, mais un « homme de terrain » comme disent les médias. Je refuse !
Ma sortie la rend chagrine, m’man. Elle qui rayonnait en apprenant ma fabuleuse promotion !
Elle murmure :
— Tu sais ce qu’on dit chez nous, Antoine ? Quand on a une décision importante à prendre, il faut dormir dessus avant de livrer sa réponse. Attends demain pour trancher. Dès cette annonce, le téléphone s’est mis à carillonner ; je l’ai débranché afin que tu aies la paix.
— Tu as bien fait. Et le fameux cadeau promis ?
Elle retrouve son sourire, me prend par la main et me guide en direction du salon. Un fragile instant, je me crois revenu à l’époque de la maternelle. J’avais horreur de ça, l’école. Je puisais du courage dans le contact de cette main et, quand elle lâchait la mienne, je pénétrais dans la classe comme on se jette en parachute la première fois.
C’est elle qui tourne le loquet, mais elle me laisse pousser la lourde. Je suis le môme qui va mater ses pompes, le matin de Noël, voir ce que le barbu lui a largué de sa hotte.
Et il est là, mon cadeau. Plus époustouflant que tout ce que j’essayais d’imaginer. Il est cinq. Il se met à hurler d’une même voix :
— Vive monsieur le directeur !
Béru, Mathias, Pinaud, Blanc, Violette.
Les homards se sont remis à bouger !
Le Noirpiot est quasiment blanc à force de pansements sur la frime. Et ce qui n’est pas blanc est rose ou violet. Cette dérouillée ! Un gus qui aurait essayé de secouer la tire de Cassius Clay au moment où il se pointait ne serait pas dans un pire état. Leur cri « Vive le directeur ! » m’a meurtri, mais leur vue me transporte.
Scène des retrouvailles. Etreintes, bisous, larmes…
Et puis, et puis, bien sûr : explications. Chacun y va de son historiette. Honneur aux gonzesses : c’est Violetta qui commence. Elle me narre l’épisode de l’Hôtel du Roi Jules. Ils avaient entrepris une monstre baisance, Jéjé et elle. Tu penses, cette belle chopine sénégalaise, rose à peau noire, le régal qu’elle représentait !
Il est au supplice, Mister Blanc. Il fait des « Allons, Viovio, je t’en prie ! » Mais la Viovio, malgache bonno ! Elle mouille à raconter tout bien, la manière suave qu’il la montait en levrette, et en danseuse sur le plumard grinçant. Ses deux grosses mains bien plaquées sur son aimable cul pour cadrer imper. Et l’enfilade romantique à la Valses de Vienne ! Dix coups dans la moniche, dix autres dans l’œil de bronze : ils sont voisins de palier. Elle griffait les draps, mangeait le polochon. De l’assassinat par overdose de paf. L’extase poussée à un tel registre côtoie l’agonie.
Il était en train de la limer pour la cinquième fois consécutive lorsqu’on a frappé à la porte. C’était le commissaire Mizinsky qui venait les chercher de ma part. Ils sont partis par la porte de derrière et ont pris place à l’arrière d’une fourgonnette dans laquelle se trouvait un gonzier inconnu d’eux. A peine qu’installés, le type a sorti un vaporisateur de sa poche et leur a mis quelques coups d’un spray soporifique dans les naseaux.
Quand ils se sont réveillés, ils étaient ligotés au fond d’une cave et des gens, dont l’un avait un tatouage représentant une araignée sur le dos de la main, se sont mis à molester Jérémie. Par la suite, on les a endormis de nouveau et emportés dans une espèce de grotte où Bérurier les a revolvérisés. Ils sont revenus à eux plus tard, dans une chambre d’hôpital.
Je donne ensuite la parole à Mathias.
— Moi, fait le Savantissime, j’ai très vite découvert que les mégots que tu as trouvés dans la chambre 42 du Roi Jules correspondaient à la marque des cigarettes que fumait Mizinsky. Des « Antartic gros cylindre », ce qui n’est pas fréquent. J’ai eu l’idée de confronter ses empreintes avec celles figurant sur les boîtes de Coca vides. C’étaient les mêmes. J’ai fait opérer des recherches concernant l’Estafette et il a été aisé de découvrir que le véhicule appartient à son beau-frère, un certain Courtial. Mizinsky est venu me trouver pour me tirer les vers du nez. Il cherchait à savoir si j’avais pu obtenir des indices dans la chambre du couple. J’ai un grave défaut pour un fonctionnaire de police : je mens mal. J’ai dû cacher trop gauchement mes notes et ce salaud, fine mouche, a eu vent du danger. Pour qu’il ne risque pas de venir fouiller mon bureau pendant la nuit, j’ai emporté mon rapport chez moi, le soir. Dans la nuit, tu m’as téléphoné en me demandant de te rejoindre…
— Je ne t’ai jamais appelé ! certifié-je.
— Oui, ma chère femme me l’a dit. En tout cas on a imité ta voix à la perfection puisque je m’y suis laissé prendre. J’ai obéi à tes ordres, pris mon dossier et suis descendu de chez moi. Une bagnole m’attendait. Comme Jérémie et Violette, j’ai été « gazé » d’entrée de jeu. En fin de compte, nous nous sommes retrouvés dans la champignonnière.
Comme Béru brûle de s’exprimer à son tour, je lui passe la parole.
Il commence en ces termes :
— J’voudrerais t’faire remarquer, afin qu’ça t’échappasse pas, que c’est toi qu’es nommé dirlo, mais qu’c’est tout de même ce gros sac à merde d’Béru qu’a gagné l’canard ! Sans moive…
Je m’agenouille devant lui et dépose un baiser d’humilité sur ses groles pestilentielles.
— Je sais que tu es le dalaï-lama, lui dis-je ; nous te vénérerons jusqu’à ce que ton foie devienne gros comme un pois chiche à force de cirrhose. Un jour nous te laverons la bite, pour la première fois de ton auguste existence, et nous nous laisserons tous sodomiser par toi, en signe d’allégeance. Maintenant, poursuis ta narration qui est la plus douce des musiques à nos oreilles !
Un peu déconcerté, le Gravos se tourne vers les autres.
— C’qu’il est con, ce mec ! les prend-il à témoins.
— Je t’en prie, morigène Mathias, tu parles de notre directeur !
— Diréqueteur mon paf ! gronde le Superbe. Quand j’voye un con, j’dis qu’il est con. Diréqueteur ou pas. Puis il poursuit enfin :
— Tu t’rappelles, Tonio, la sortie dont tu m’as faite d’vant tout l’monde, comme quoi j’étais racisse ! Racisse, moive ! Just’ parce que’ j’ traite les mâchurés d’ bougnoules ! V’là qu’tu me vires comme un étron d’une moquette ! J’ai cru qu’j’ mourrirais d’honte. Pour m’ r’monter, j’sus été au troquet du coin soigner mon chagrin au rhum-vin blanc. Moi, dans les cas désespérés, y a que le rhum-vin blanc qui m’fasse. Bon, j’en liche deux trois : des grands. Et puis Mizinsky s’ponte et compassionne sur mon sort. On écluse. J’me monte cont’toi. Mizinsky en rajoutait, versait d’ l’huile su’ le feu. D’une chose l’aut’, il m’avoue qu’il est très furax contre les métèques qui viennent sabrer nos gerces.