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À tour de rôle, montre en main, les landser se partagent le bain parfumé et mousseux. Deux minutes chacun, le cul dans la mousse. Il ne faut pas abuser ! L’eau déborde et envahit la grande salle où gesticulent une trentaine de biroutes. On remet de l’eau dans les baquets pour maintenir le niveau. Le manque de lumière nous empêche de constater que la mousse tant appréciée devient grise à force de crasse. Les poux périssent noyés, de la même mort odorante vantée par un produit français baptisé « Marie-Rose ». La furie des ablutions terminée, on vide les baquets dans un trou qu’un landser vient de faire à même le sol de terre battue de l’isba. Plus question de mettre le nez dehors. Il y gèle à -30 et tout le monde est à poil. Puis on défonce et on brûle les baquets. Le foyer a un appétit difficile à rassasier. Halls exulte et mâchouille un morceau de savon en braillant qu’il faut qu’il se décrasse aussi l’intérieur, les poux et la crasse y ayant pénétré.

— Maintenant, ils peuvent y venir, les popovs, je me sens un autre homme, braille-t-il.

La porte s’ouvre brusquement, laissant entrer un froid d’une rigueur surprenante. Tout le monde gueule. Deux soldats sont là, les bras chargés de choses délicieuses. Nos yeux éberlués regardent cet envoi du ciel que les gars déposent sur un tas de capotes humides. Boîtes de conserve, chapelet de Wurst odorantes, pains d’épice, boîtes de sardines importées de Norvège. Un bloc comme un pavé brun roule à terre : du lard fumé ! Huit ou dix bouteilles : schnaps, cognac, vin blanc de la vallée du Rhin. Cigares ! Inimaginable ! Et les gars continuent à vider les grandes poches de leur capote. Les hourras font vibrer la cambuse !

— D’où sortez-vous ces trésors, demande en larmoyant un type.

— Ces vaches de bureaucrates se la coulaient douce ici. Je n’ai jamais vu une telle nourriture à la popote de ce maudit Grandsk (Grandsk est le cuisinier de la compagnie). Ces vaches-là gardaient ça pour eux et s’apprêtaient à lever le pied avec ! Vous vous rendez compte ! Nous avons fait un petit prélèvement. Ils sont furieux et parlent de rapport. Possession personnelle, prétendent-ils ! Où se croient-ils ? Ah ! Ah ! rapport au cul. M’en fous, il y a trop longtemps qu’on la saute.

Tout le monde jubile et tripote les denrées exquises. Halls a les yeux hors de la tête.

— Mettez ma part de côté, halète-t-il en enfilant sa tenue encore trempée. Je vais voir cela. Je vais en ramener d'autres. Ces cochons ne vont pas nous laisser la charge du front en emportant leurs friandises, nom de Dieu !

Halls s’est vêtu d’un eiderdaunen soviétique et se précipite dans le froid coupant. Solma en fait autant. Solma est un jeune garçon d’origine hongro-allemande, entré à la « Gross Deutschland » à peu près dans les mêmes conditions que moi. Tandis que les deux fureteurs partent à la recherche d’un nouveau trésor comestible, le partage est confié au pasteur Pferham, aidé de l’obergefreiter Lensen et de son second au Panzerfaust, Hoth. On ramollit le lard à grands coups de plat de pelle-pioche, car il résiste aux baïonnettes mal affûtées. Pferham, qui a dû égarer ses convictions religieuses en même temps que son tapecul (petit sac réglementaire reposant sur les fesses) dans le passage du Dniepr, jure comme un païen.

— Dire que cette baïonnette qui a déjà fourgonné des tripes est mise en échec par un quartier de lard, nom de Dieu !

— Va emprunter de la dynamite chez la Todt, gueule quelqu’un, mais grouille-toi !

L’étonnante camaraderie de la Wehrmacht ne triche pas, chacun a sa part. La guerre a lié tous ces hommes venus de régions bien différentes, issus de niveaux tout aussi différents et qui se seraient peut-être curieusement méprisés dans d’autres circonstances. L’infortune du moment ramène tous ces cas dans une symphonie héroïque où chacun se sent un peu responsable de ce qui peut arriver à l’autre. L’attitude des fonctionnaires, que l’atmosphère de la paix a préservés, nous étonne plus qu’elle ne nous scandalise. Les victuailles dérobées ont une saveur légitime. L’esprit d’ordre du national-socialisme demeure encore vivace parmi ses défenseurs. Ceux qui s’approprient ces vivres alors que les combattants meurent parfois de faim semblent appartenir à une autre espèce. Pferham en parle tout en dégustant. Il compare ces fonctionnaires aux bourgeois à qui Hitler fait allusion dans son Mein Kampf. Les troupes combattantes ont des soucis immédiats. Pour ces hommes qui vivent la vie intense des bêtes traquées, les conversations oiseuses sont une perte de temps. Aujourd’hui il faut bouffer tout ce qu’on peut, boire tout ce qu’on a, faire l’amour si c’est possible en renonçant à s’attendrir sur la tignasse de la fillette ou le gris-bleu de ses yeux. Le temps presse. Demain il faudra peut-être mourir.

Les parts de Halls et de Solma demeurent dans leurs casques retournés comme des pots de fleurs. Les bouteilles se vident tandis que les chants montent. Les copains partis à la recherche d’un complément ne rentrent pas. Dehors le froid sévit avec plus d’âpreté. Halls maudira trois fois son audace. Il s’est fait épingler avec Solma en train de chaparder le cognac d’un fonctionnaire gradé. Six jours d’arrêts pour l’un et l’autre.

Stille Nacht… Heilige Nacht… Oh ! Weihnacht !…

Nuit de Noël 43. Le vent hurle dans le labyrinthe des Graben au nord de la défense de Boporoeivska. Deux compagnies occupent les postes préparés par la division de sécurité et l’organisation Todt, qui, depuis, se sont repliées à l’ouest, au-delà de la frontière de Bessarabie. Il y a quarante-huit heures que nous occupons ces taupinières bétonnées de glace. Le front semble solide et une grande bataille va sans doute se dérouler. Le bouleversement du front du sud nous a contraints à cette dernière retraite pour nous regrouper sur cette ligne. L’énorme coin soviétique remonte vers nous avec sa lenteur habituelle de rouleau compresseur, mais d’une façon inexorable. Nous n’en ignorons rien et le renforcement continuel de nos secteurs laisse prévoir un grand heurt.

Nous montons maintenant la garde sur un terrain fait de grands vallons boisés. Des chars, servant d’artillerie mobile, occupent ses sous-bois givrés. Heures d’attente angoissantes, froid hallucinant qui déshabille les troncs de leur écorce. Tout le stock de vivres que renfermait Boporoeivska a été dilapidé. Le commandant a fermé les yeux et nous a laissé deux jours de bombance, devinant probablement le drame imminent dont nous allions être les acteurs.

C’est la nuit de Noël. En dépit des rudes conditions qui nous ont faits à cette vie de sauvage, l’émotion nous envahit comme des gosses longtemps privés d’une grande joie. Mille souvenirs étincelants planent sous les casques d’acier, derrière les visages silencieux. Certains parlent du temps de la paix, les autres de leur enfance si proche et ils essaient de cacher leur émotion en affermissant leur voix. Rêves dérisoires qui courent dans ces fossés remplis d’hommes destinés à y jouer leur vie. Wesreidau fait sa ronde et converse avec ses hommes. Mais ses paroles semblent déranger les songes et le grand hauptmann se réfugie à son tour dans les siens. Il a lui aussi des enfants auprès desquels il aimerait être, sans aucun doute ; son regard va d’un groupe silencieux à l’autre. Il s’arrête parfois en fixant le ciel qui s’est fait clair. Le givre brille sur son long manteau comme les décorations sur un sapin de Noël.