Ciel bleu très pâle, horizon de glaciers d’où s’envolent des aigles, panorama sain et grandiose. La Galicie orientale va nous offrir pour deux mois son décor sportif qui nous change agréablement de l’Ukraine d’hiver, grise et noire. La neige y est dense aussi, le froid vigoureux, mais les baraquements de bois qui se groupent sur le bord du Dniestr sont propres et chauffés – chauffés d’ailleurs avec un sens trop poussé de l’économie – mais peu importe. Après ce que nous venons de vivre, les 10° ou 12° au-dessus de zéro qui règnent à l’intérieur des cambuses nous permettent de vivre dans une atmosphère non somnolente. Le camp est vaste et organisé avec la rigueur prussienne des armées à la veille de la guerre. Quelque chose comme cent cinquante bâtiments de bois sans étage forment des blocs portant une lettre et un numéro. Une grosse bâtisse en dur émerge du bois de sapins enneigé. Elle fait sans doute partie du village voisin du camp et abrite le secrétariat et les officiers principaux. Matériel revu et remis à neuf, fraîchement repeint et entretenu attentivement. Devant cet ordre et ce semblant d’abondance, on ne peut pas croire que l’Allemagne soit à la limite de ses possibilités. Ici tout n’est qu’organisation. Après le désordre auquel nous avons survécu, cet enregistrement par écrit de chaque chose nous étreint comme des animaux sauvages que l’on met en cage.
Au centre, s’étend un large carré destiné aux revues et à l’exercice et où des jeunes recrues apprennent le maniement d’armes destiné aux parades, mais d’aucune utilité sur le front.
Ces jeunes, de tout jeunes, semblent se plier avec amabilité à toutes ces manœuvres. Certains, comme Halls, moi et bien d’autres, se revoient un an et demi plus tôt dans cette même Pologne qui nous vit manier l’explosif pour la première fois. Ce souvenir nous semble vieux de dix ans. On vieillit vite en temps de guerre. Nos airs un peu blasés n’échappent pas aux nouveaux incorporés qui se raidissent un peu plus, comme pour nous montrer que maintenant la guerre, c’est leur affaire !
Bel enthousiasme de ces jeunes collégiens transformés en feldgrauen pour l’occasion. Bel enthousiasme qui faiblira un peu, après quelques nuits passées dans la gadoue et au spectacle du premier hôpital de ligne. Nous avons tous connu cela. Ils se rendront compte assez tôt que la guerre n’apporte pas toujours la même exaltation que l’explosion enivrante des grenades à plâtre des Kriegspiel d’entraînement. Au bout de trois semaines, leur entrain va singulièrement baisser ; leur régiment va se trouver encadré par de nouvelles troupes très inattendues.
Le Führer, qui racle déjà ses fonds de tiroirs, expédie au casse-pipe la moitié de l’arrogante Polizei. Ces nouvelles recrues d’âge honorable vont enfin en baver un peu. La gueule des flics obligés de ramper dans la merde nous réjouit au point que nous en oublions nos tourments. Les officiers de police, n’ayant pas une grande compétence dans la guerre, livrent leurs flics aux officiers de la Wehrmacht qui, ayant encore en mémoire certaines brimades, s’en donnent à cœur joie. Spectacle délicieux ! Pas de chance pour ces jeunes lionceaux qui vont être obligés de partager la goulache et l’humeur de ces cons qui feront tout leur possible pour les maintenir en état d’infériorité.
Pour nous autres, tout ne va pas très bien non plus. Après un voyage long et désagréable, nous avons occupé nos quartiers. Le voyage a commencé par une marche à pied de cinquante kilomètres sur les mauvaises pistes russes couvertes de verglas défoncé. Puis les camions nous ont amenés jusqu’à une ville d’aspect oriental qui s’appelle Mogilev. De là, deux trains aux trois quarts démolis nous ont transbahutés jusqu’à Lwow en Pologne, en longeant la prétendue frontière de Bessarabie. Camions jusqu’au camp où nous avons échoué, dégueulasses et fatigués, sous le regard soupçonneux des officiers instructeurs, briqués et en bonne santé.
Deux jours de repos nous ont été accordés avant que les felds du camp ne sanctionnent la moindre négligence de notre part. À la première présentation, nos tenues et capotes, que nous avions, pourtant consciencieusement secouées et brossées, choquent les instructeurs. Il est vrai que notre équipement vestimentaire a perdu sa teinte et son aspect originels. Le feldgrau est devenu gris-jaune pisseux. Des accrocs, des trous, des brûlures rousses ornent sinistrement l’ensemble. Les stielfels redoutables sont éculées, avachies, délavées de leur teinture noire. Des talons manquent, les semelles bâillent. Tout cela est suffisant pour nous donner l’aspect de clochards. Les instructeurs observent, détaillent, cherchent le point faible dû à la seule négligence. Les marques du champ de bataille les giflent d’un soufflet humiliant auquel ils ne peuvent rien répondre. Leur tenue irréprochable contraste défavorablement avec celles des trois compagnies qui se tiennent au garde-à-vous. En fait, ce sont ces gandins qui devraient nous rendre les honneurs.
Ils le sentent, et cela les énerve. Ils persistent à fouiller les détails pour ne pas perdre totalement la face. Plus loin, les sections de flics et de collégiens en uniforme camouflé partent pour le bain de sudation quotidien. Ils chantent gaiement dans le clair matin, dans l’air sec et glacé qui active la coloration de leurs joues.
Das schönste auf der Welt
Ist mein Tirolerland.
Le beau Tyrol auquel ils font allusion n’est, hélas ! pas témoin de cette gaieté un peu sollicitée. Pour le moment, les cimes majestueuses des Karpates le remplacent.
Les instructeurs, trop occupés par leur inspection, restent insensibles à cette poésie. L’un d’eux vient de tomber en arrêt devant un gefreiter dont le bas de la longue capote ressemble à une dentelle d’Alençon. Le stabsfeldwebel peut enfin décharger sa rancœur sous le regard sarcastique des baroudeurs. Nos têtes risquent un angle à peine visible et raidi vers la droite. Vers le type accusé de négligence. Les pupilles voyagent jusqu’au tréfonds de leur orbite pour mieux voir qui sert de paratonnerre.
— Nom ? Matricule ? scande le stabs en raidissant le cou.
Si on ne peut pas tout voir on peut tout entendre.
— Frösch, Herr stabsfeldwebel, braille l’accusé en donnant son numéro que personne ne doit ignorer.
Frösch… ce nom tourne un moment dans ma tête. Frösch ? Oui, j’y suis ! Le baraquement au lendemain du passage du Dniepr ! L’eau chaude ! Un type avec une gueule absurde et une bienveillance angélique. Frösch ! La gifle du feld…
Frösch est là, dans la compagnie de droite, et il trinque. Ce nom, sans intérêt au préalable, bombarde mes tempes. Que peut-on reprocher à Frösch ?
Voilà ce qu’on lui reproche. Voilà ce que le risque de faire « tête droite » sans y avoir été invité m’a permis d’apercevoir.
Au troisième rang, à dix ou douze mètres, Frösch se tient au garde-à-vous sous les réprimandes. Il regarde droit devant lui comme le prescrit le règlement militaire. Le lourd casque d’acier cache en partie son visage creusé et assez stupide. Malheureusement assez stupide pour que le stabsfeldwebel se sente soudainement en état de supériorité devant ce fantassin qui en a certainement déjà vu de toutes les couleurs. Au bas des manches de sa capote en guenille, deux grosses mains rouges d’engelures s’inscrustent dans les plis du vêtement souillé. Cette capote ne possède plus un seul bouton. Frösch a ficelé chaque boutonnière avec un morceau de fil de fer dont il a, avec un sens de l’esthétique émouvant, replié chaque extrémité sans doute pour bien marquer sa bonne volonté. Hélas ! Frösch a, pour son malheur, croisé une boutonnière inférieure avec une autre supérieure, provoquant un pli anormal et très visible. Cette anomalie a sauté aux yeux du sous-off inspecteur qui ne laisse pas échapper le prétexte. Alors, chose inattendue, l’officier de la compagnie intervient, signale au stabsfeldwebel les difficultés qu’a subies le détachement. Le stabs rougit sous l’affront que lui fait ce supérieur auquel l’inspection n’appartient pas.