— Votre rapport d’approvisionnement précise que vous possédiez des rechanges vestimentaires, Herr Leutnant, des boutons précisément.
Le lieutenant ne sait que répondre.
— De plus, le gefreiter Frösch n’a même pas pris l’initiative de placer les deux boutonnières face à face, Herr Leutnant.
Le silence entre les deux antagonistes est impressionnant. Le lieutenant regarde Frösch avec mansuétude. Ce bougre n’aurait-il pu éviter à ce salopard d’instructeur l’occasion de faire un tel ramdam ? pense-t-il. Mais le fait est là, le lieutenant, malgré sa bienveillance, ne peut le nier. Il regagne sa place, l’air impassible. Un flottement de mauvaise humeur passe sur les compagnies.
— Stillgestanden ! braillent les felds.
Vingt jours d’arrêt pour Frösch, pain sec et eau, corvées de toutes sortes, brimades gratuites. Frösch ne bronche pas, il sort du rang et rejoint celui des punis. Il y est seul. L’inspection se relâche. Quart de tour à gauche, gauche ! Les compagnies s’ébranlent pour une ronde d’une heure autour du camp. Frösch regarde toujours fixement devant lui. Il est seul au rang des punis, seul au rang qui symbolise l’injustice. Seul comme il a dû toujours l’être dans la vie. Un rapprochement s’est peut-être fait avec ses camarades au sein de la Wehrmacht. Mais ce rapprochement, les intransigeances militaires le lui font chèrement payer. Dix jours plus tard, alors que l’unité sera rhabillée de neuf, le puni gardera ses loques. Frösch est devenu un symbole. Il ne sait pas haïr. Il garde ce visage stupidement émouvant de bonté banale. Il offre les orchis sauvages qui poussent sur les arbres en bordure du camp et qu’il ramasse au cours de ses corvées solitaires.
Plus tard l’ancien dira de Frösch :
— Il est aussi humble que Diogène ; s’il n’a pas mérité la victoire, il mérite le paradis.
Section en avant !… À terre !… Debout !… Par bonds !… Progression !… À terre !… Debout face à moi !… La terre gelée et dure érafle les genoux et les mains.
Les buissons sans feuilles, qui brandissent leurs taillis noirâtres, achèvent les uniformes dont on aperçoit la trame.
Exercice à l’explosif postiche. Les landser qui ont vu exploser les fusées des orgues de Staline s’en foutent ! Les landser, qui se faisaient aussi plats que la terre d’Ukraine, se laissent aller sur un coude avec un air mi-rigolard, mi-exaspéré. Engueulades ! remontrances ! punitions collectives pour la compagnie qui doit ramper un tour entier du camp. La terre, qui défile lentement à dix centimètres des hommes qui rampent, encaisse des bordées d’injures murmurées en sourdine. Les sous-offs instructeurs font bien leur boulot. Ils passent en courant le long du tapis feldgrau qui avance comme la « Marabunta » d’Amazonie.
Plus loin, Wesreidau, témoin de cette mauvaise plaisanterie, s’agite et discute ferme avec les officiers responsables du camp. Peine perdue, ils ont des ordres qui viennent de plus haut. Le laisser-aller des troupes venant du front doit cesser. Il faut retrouver la rigidité des divisions de 40-41 pour mener la guerre à outrance.
Marches avec tout le fourniment. Traversées des bleds en chantant au pas cadencé. Cette démonstration est destinée à prouver notre ardeur aux villageois qui, effectivement, nous saluent du geste au passage. Les marmots nous acclament, les filles nous sourient. Pas un jour de tranquillité. On apprend aussi à se replier par bonds successifs. Cela pourra toujours servir.
Tous les quatre jours, quartier libre de 17 à 22 heures. Nous envahissons Nevotoretchy et Sueka, deux villages proches du camp où n’importe quel paysan peut nous faire entrer chez lui pour nous offrir à boire et parfois à manger. Les soldats s’amusent précipitamment avec les filles peu farouches. Ces quelques moments de liberté employée au maximum nous font oublier le reste.
Le lendemain nous recommençons ce que les Allemands appellent « la reprise en main » avec une bonne volonté à discréditer toutes les œuvres de bienfaisance. Malgré l’ennui que cela nous procure, nous nous y plions avec la pensée que c’est peut-être nécessaire. Nous faisons encore confiance aux directives supérieures. Cette pratique nous aidera peut-être à terminer plus vite la guerre.
Candeur naïve ? Confiance dans l’art militaire ? Brave soldat allemand, ceux qui te jugeront plus tard en tiendront-ils compte ? Ne seras-tu qu’un simple bandit, ainsi qu’on le dira pour tout expliquer. Et pourtant rien que pour cela, tu aurais bien mérité la victoire…
Nous touchons enfin des tenues neuves. Certaines d’entre elles diffèrent d’ailleurs de celles que nous avons toujours connues. Elles se composent d’un blouson semblable à celui que l’on peut voir maintenant dans l’armée française. Le pantalon est pris dans de petites guêtres en très grosse toile, ce qui lui donne un aspect de pantalon de golf ridicule. Ce sont surtout les nouveaux incorporés d’en face qui en héritent. Pour nous autres, unité d’élite « Gross Deutschland », la coupe reste la même. Nous touchons même encore des bottes. Nous sommes des privilégiés.
Par contre, l’étoffe est bizarre. Elle est beaucoup plus sèche et fait penser à du carton traité spécialement pour être souple. Les nouvelles Stiefels elles non plus n’ont pas la même allure. Elles sont faites d’un cuir de quatrième qualité, raide et rugueux. Une vulgaire croûte, qui ne forme pas de plis normaux à la hauteur de la cheville, mais plutôt des cassures. Les sous-vêtements sont les plus affreux. Faits d’une fibre qui ne se maintient que par les ourlets. Il semble que le moindre accroc va provoquer la désintégration totale du vêtement. Les Strumpfe (chaussettes) tant appréciées, ont, elles aussi, un aspect bizarrement synthétique.
— Si c’est comme cela, constate Halls, je conserve mes chaussettes russes.
En fait, elles seront plus résistantes que les précédentes mais aussi beaucoup moins chaudes. Elles sont déjà fabriquées avec les premiers nylons encore inconnus à cette époque.
Nous déversons le cirage noir du magasin à la truelle sur nos bottes pour leur faire perdre cet aspect de carton pâte. Les landser, malgré l’uniforme ersatz, se sentent plus en forme que dans leurs vieilles capotes élimées et pisseuses. C’est bon pour nous autres et aussi pour l’occupé qui, voyant ces soldats remis à neuf, ne doute plus des possibilités de la Wehrmacht, ni de notre ardeur.
Halls, dans son bel habit neuf, est tombé une fois de plus amoureux. Cette fois, c’est une jeune Polska blonde et fort mignonne. Chez lui, c’est maladif, il faut qu’il tombe tout le temps amoureux. Chaque secteur de repos lui a ôté un morceau de son cœur. Ce bougre a trouvé le temps de faire du charme durant les courtes heures de quartier libre. Nous avons continuellement des discussions à ce sujet.
— Tu nous emmerdes avec ta poule, proteste Lensen, fais comme tout le monde et baise en courant.
Lindberg ricane. Il se souvient de la dernière sortie, avec Lensen, Pferham et Solma. Les quatre compères ont cerné une Polonaise d’une quarantaine d’années dans une grange. La belle a cédé à leur ardeur qui se prolongea pendant les quatre heures qui restaient.
— Son mari est apparu alors que nous étions « en train », exulte Solma. Il a ri avec nous en disant : « Mama trop vieille maintenant pour moi, pour vous ! » On a ensuite bu une bonbonne d’alcool avec le Polski, heureux qu’on lui ait rendu ce service.