Le baraquement entier se marre.
— Une truie, précise Halls, rien qu’une truie, votre Polska ! Ah là là ! aucune poésie, des cochons que vous êtes.
Les rires font vibrer les planches de la baraque. Pferham, le pasteur, rit, parce qu’il ne peut plus faire autrement, mais tout de même avec une certaine gêne. Les histoires vont bon train.
Moi, je n’ai pas d'aventure spéciale à raconter ; on a bien chatouillé une ou deux Polonaises mais ça n’est pas allé plus loin. Il est vrai que je suis amoureux de Paula et que je lui écris fréquemment. J’espère surtout avoir une perme. Il n’y a pas que cela. J’éprouve une sorte de malaise. Une sorte de répulsion. Dès qu’un corps se dénude, j’appréhende d’y voir surgir des tripes. Les scènes de la guerre me reviennent à l’esprit, tous ces corps qui se vident en fumant et en dégageant une odeur nauséabonde ne sont que de vulgaires baudruches. Tout compte fait, je préfère l’amour platonique de mon courrier. Paula représente encore à mes yeux quelque chose d’autre. Une chose délicate et délicieuse qui ne risque pas de s’éventrer. Du moins, j’essaie de ne pas y penser.
Et voilà que, dans les jours qui suivent, il m’arrive une histoire qui fera rire les autres à mes dépens.
Nous sommes de sortie à Sueka. Il gèle très peu et il fait un temps splendide. Les esprits sont à la rigolade mais aussi à la préoccupation d’améliorer l’ordinaire. Les rations de la Wehrmacht sont si réduites que nous sortons des réfectoires avec une faim incontestable. Les paysans ne refusent pas de nous céder quelques victuailles en échange de marks que la Rentenbank a l’air d’imprimer au-delà de ses réserves d’or. Nous avons effectivement reçu des marks en complément du prêt, ainsi que des tickets spéciaux pour troupes en occupation. Les œufs sont les plus faciles à obtenir. À Sueka, nous nous partageons la besogne. Nous sommes trois. Il y a là Hoth, Schlesser et moi. Nous avons abandonné Halls à Nevotoretchy avec sa Polska. Nevotoretchy est attenant au camp et les soldats y ont déjà tout raflé. Aussi avons-nous décidé d’aller cinq kilomètres plus loin, à Sueka, situé également au bord du Dniestr. Chacun file dans le pays à la recherche des fermes dont toute la compagnie connaît l’emplacement.
Je ne tarde pas à m’engager dans un chemin encaissé entre deux murailles faites de neige rejetée sur des taillis qui la maintiennent. Le chemin descend – je m’y vois encore. Au bas, il y a une mare gelée où des canards jaunes et roses donnent du bec en espérant ranimer leur élément favori qui s’est incompréhensiblement solidifié. Je tourne sur la droite. Il y a là deux piliers bas entortillés dans ce qui me semble être une vigne vierge sans feuilles. Face au portail, un immense tas de bois en vrac. Il cache presque la basse maison d’habitation couverte de chaume. Sur la gauche, presque adossés à la rivière, des bâtiments biscornus bâtis avec des pièces de bois non équarries, servent probablement d’écuries ou de granges.
Décor incroyablement rustique mais agrémenté toutefois d’ornements de style. Ici une autre préoccupation intervient, même dans le décor le plus fruste.
Je m’avance vers la fermette, lorsque apparaît une femme joufflue, attifée comme au Moyen Âge. Elle vient d’une des écuries, sur la gauche. Nous nous sourions mutuellement. Elle baragouine une phrase inintelligible.
— Guten Tag, Frau. Ei, bitte. (Je ne pense pas qu’elle comprenne le français mais je suis sûr qu’elle connaît le mot œuf en allemand.) Ei… Ei… bitte.
Elle s’approche, toujours souriante et avenante. Elle parle et fait des gestes que je ne comprends pas. Je me contente de répondre à son sourire. Elle me fait signe de la suivre. Je m’exécute et me dirige avec elle vers une échelle. Elle s’empare d’un échelon et s’y accroche vigoureusement, me faisant comprendre que je dois tenir l’échelle.
La paysanne y grimpe tout en continuant à baragouiner et à rire à gorge déployée. Mon regard se lève naturellement pour suivre son ascension vers un grenier à claire-voie, comblé de foin. Et mon regard ahuri tombe sur les dessous douteux de la Polska. Un fessier digne de la réalisation des frères Montgolfier, accroche ma vue dans une obstination curieuse. L’ampleur de ses fesses dégage suffisamment la courte jupe et rien ne m’échappe. Quelque chose comme un chandail tricoté main lui sert de culotte. Mon regard est attiré comme celui d’un touriste devant un monument du XIIIe siècle. La Polska, qui s’aperçoit que je l’observe, s’arrête enfin sur la fausse fenêtre de son grenier, se retourne et me fait signe de grimper à mon tour. Je me sens assez gêné, car si j’ai eu le loisir d’observer comment manœuvre un char sous la mitraille, je me sens parfaitement novice devant un slip d’une telle importance. Habitué à foncer, je gravis cependant l’escalier comme un mur d’assaut sous les aboiements d’un unteroffizier. Et me voilà courbé en deux sous l’amoncellement du foin avec la Polska aux fesses d’un demi-mètre cube qui rit et glousse comme si elle allait pondre. Mon fusil s’accroche partout et j’ai une fois de plus l’air de ramper dans un Graben. Il y a des poules partout dans le foin. La Polska les chasse et ramasse plusieurs œufs. Elle se retourne vers moi, toujours riante, les dents un peu trop espacées mais d’une blancheur étincelante. Elle se rapproche pour me tendre les œufs chauds qu’elle vient de cueillir en quelque sorte pour moi.
Je sens son haleine et la chaleur de son corps m’assaillir. La coquine plonge ses œufs et ses mains dans les profondeurs des poches de ma vareuse. Je sens le contact de ses doigts contre mes hanches et je roule des yeux interloqués, attendant l’ordre de décrocher rapidement. L’ordre ne vient pas et les doigts impis de l’ennemi pétrissent ma chair au travers de la doublure des poches et du pantalon.
— Nom de Dieu de bon Dieu ! Danke Schön… danke schön ! fis-je en essayant de rebrousser chemin, quitte à passer pour un déserteur.
Mais la Polonaise voluptueuse s’est approchée de moi et tout me laisse supposer un corps à corps. Elle ne sourit plus que béatement et roule des yeux enfiévrés.
Mein Gott ! Je m’attends à l’entendre pousser un hourré pobiéda. Il me reste deux solutions, reculer encore et me casser la gueule au bas de l’échelle ou contre-attaquer et rouler l’adversaire dans le foin.
Trop tard, mes décisions tardives ne me sont plus d’aucun secours. La belle, qui me rend au moins dix kilos, m’a subitement enlacé et, d’une prise adroite, me jette sur sa gauche en me faisant perdre l’équilibre. Je me retrouve gesticulant sous un ennemi de soixante-quinze kilos dont l’une des mains s’active sur la braguette de mon pantalon synthétique tout neuf. J’ai, en plus, une omelette dans chaque poche, et je ne peux faire usage de mon arme que je porte en bandoulière derrière mon dos.
Malheur ! si le Führer me voyait, je serais à jamais vidé de la « Gross Deutschland » et expédié dans un des bataillons de marche de la Brandenburg… Pour parachever ma faillite, la belle, plus habituée à manier le manche d’une pioche que ce que je n’ose préciser, s’acharne sur l’objet en question, en me faisant sursauter comme un malade atteint du hoquet. J’aurais peut-être fini par trouver quelque agrément à cette farouche manifestation si la Polska, au comble de sa frénésie, n’avait soudainement décidé de remonter ses cotillons au-dessus de l’ensemble celluliteux que formaient ses cuisses et son bas-ventre. Cette vision de baudruche boursouflée acheva de dissiper le peu de désir qui avait pu m’effleurer. Le souvenir délicieux de Paula m’offrait une comparaison trop absurde. D’une brusque ruade, je me dégage enfin de cette femelle en rut, qui s’excite d’elle-même. Son visage un peu porcin, qui avait peut-être un charme tout à l’heure, a maintenant l’expression des bovins qui s’accouplent. Je me redresse en retournant mes poches pleines d’une marmelade blanche et jaune. La fille s’est ressaisie et essaie de rire, craignant le pire pour son audace excessive. En un rien de temps je suis au bas de l’échelle et fais des gestes explicatifs à la Polska pour qu’elle apporte de quoi laver le bas de ma vareuse neuve. Si les taches subsistent, je risque d’avoir pas mal d’ennuis. J’essaie de prendre un air courroucé, mais ce qui vient de m’arriver me met incontestablement dans un état d’infériorité et le rose me monte aux joues.