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Les hommes armés font toujours fuir les bêtes, même celles qu’on dit féroces. Mais ici les chasseurs recherchent un autre gibier beaucoup plus dangereux. Les oiseaux qui nous craignent et qui fuient ne peuvent imaginer que les maîtres du monde, qui semblent n’avoir rien à redouter, ont fait naître chez eux des adversaires à leur taille et possédant le même degré de férocité. La nature est bien faite. Le roi des animaux, l’humain en l’occurrence, crée sa propre destruction. C’est génial ! Une sélection naturelle, mais mal organisée, se charge de faire tomber de temps à autre notre couronne.

Nous sommes tous crispés. Malgré la résignation qui nous a déjà envahis depuis quelque temps, le moment venu voit apparaître les peureux, les lâches, ceux qui espèrent encore vivre. Les feuilles vivantes qui nous caressent le visage bardé d’acier nous rappellent qu’il fait bon vivre. Surtout par ce beau temps ! Pour nous, ce n’est plus le baptême du feu, c’est presque la routine. Une routine dangereuse où la médaille des bons services est généralement décernée à titre posthume. Nous en avons déjà pesé souvent les inconvénients. Nous avons vu les médaillés avec leurs yeux retournés. Nous n’avons plus grand-chose à apprendre dans ce domaine. Nous entretenons même une philosophie morbide que nous ponctuons de rires forcés et saccadés comme le feu des spandaus. Certains sont arrivés à se convaincre : puisque, de toute façon, nous ne sommes pas éternels, puisque tout a une fin, peu importe l’heure. Ceux-là, les très forts, marchent en pensant à autre chose. Les autres, les forts, veillent à retarder ce moment et roulent des prunelles aussi sombres que la gueule de leurs armes. Les autres, c’est-à-dire la majorité, transpirent d’une sueur malsaine sous leurs vareuses synthétiques, le long de leurs bottes, jusqu’au creux de leurs mains moites.

Ceux-là ont peur. Une grande peur qui réduit à néant toutes les convictions et que la routine n’émousse pas. Elle est avec eux avant chaque opération. Les minutes sont longues, démesurées, presque immobiles. On essaie de ne plus penser. On y parvient, mais la peur subsiste comme le jour qui éclaire les feuillages que l’on ignore déjà.

Le contact avec l’ennemi y mettra un terme. Les premiers coups de feu lèveront le rideau sur le drame qui occupera entièrement l’animal humain. Quel dommage que les soldats aient la faculté de réfléchir. Lorsque les premiers camarades tomberont, l’atmosphère se relâchera et nous n’y ferons guère plus attention qu’aux branches sèches qui craquent sous nos pas.

L’adjudant Sperlovski, qui mène notre groupe, signale de nombreuses traces. Un piétinement intense et de nombreux emplacements dégagés révèlent la présence d’un campement de partisans. Attention aux mines !

Nous devons, en plus de tout le reste, regarder où nous mettons le pied. La sueur ruisselle à nos tempes et attire des essaims de mouches furieuses. Les buissons et les branches basses offrent mille prises à l’installation des fils de commande des détonateurs. Chaque mètre appelle une concentration d’esprit désespérante. Un avion passe en rase-mottes, et son vrombissement nous crispe à la pensée qu’il peut déclencher l’explosion de tout le secteur. Enfin un signal bref. Le groupe s’aplatit. À l’extrémité d’un vague sentier se dresse un fortin de rondins profondément enterré. À l’autre extrémité de notre dispositif d’encerclement la bagarre vient d’éclater.

Sperlovski désigne deux hommes. Ces deux hommes doivent aller balancer deux paquets de grenades sur le fortin. Il s’agit de Ballers et de Prinz. Prinz est un des compagnons de Lensen au groupe Panzerfaust. Aujourd’hui, l’opération ne réclame pas de chasseurs de char. Il est devenu Panzergrenadier et s’avance, haletant, avec son colis mortel. Ballers, plus mort que vif, rampe de l’autre côté du sentier avec un colis identique. Tout le groupe suit leur progression avec une tension qui nous fait trembler.

Qui sont Ballers et Prinz ? Deux hommes qui viennent de n’importe où. Sont-ils bons ? Sont-ils haïssables ? Sont-ils répréhensibles ? Dieu est-il avec eux ou les juge-t-il ?… Ils ne sont que deux hommes devenus des camarades au sein de cette compagnie de forcenés, deux hommes que nous éviterions de connaître dans le confort d’une vie civile et paisible. Mais ici, chaque mètre qu’ils parcourent accélère nos battements de cœur, les précipitant au rythme du leur. Ils sont des nôtres ! Nous ne songeons plus qu’à ces deux anonymes qui, soudain, prennent plus d’importance à nos yeux que le plus proche membre de nos familles. Transmutation égoïste qui laisse peut-être entrevoir au travers d’eux, nos cas échéants. Peu importent les mobiles ! Qu’ils vivent, bon Dieu ! Qu’ils vivent ! Ils sont déjà loin, loin devant et peut-être près de la mort. Le feuillage les masque à beaucoup d’entre nous. Moi je les vois ! Prinz s’est dressé brusquement et a jeté son paquet vers le fortin de rondins. Puis il a replongé.

La forêt entière subit la violence de l’explosion. Son roulement se répercute sous l’ombrage d’une façon interminable. Par les carrés du ciel que l’on distingue au travers du feuillage nous voyons les oiseaux nous abandonner en filant comme des flèches. La charge de Prinz n’est pas tombée assez loin. Elle a fait un grand cratère couronné de branchages hachés à sept ou huit mètres du repaire des partisans.

— Scheise, grince notre unteroffizier, ils ne se sont pas assez approchés.

— Il n’y a personne là-dedans, murmure quelqu’un.

Et puis j’ai vu Ballers surgir à son tour. Je l’ai vu courir vers le fortin et j’ai cru mourir pour lui. Il a lui aussi lancé son colis d’explosifs. Il a plongé et simultanément un éclair a ployé les arbres aux alentours. La forêt a gémi sous le choc. Il n’y avait plus d’oiseaux qui fuyaient. Il n’y avait plus que nos uniformes magiques qui par mimétisme nous confondaient avec la nature. Ballers venait de se redresser ainsi que Prinz un peu plus en avant. Leurs silhouettes se découpaient sur le terrain bouleversé. Derrière eux, tout ce qui était auparavant visible du fort avait disparu.

— Par ici, camarades, cria Ballers fier de son exploit, il n’y avait personne là-dedans.

Nous nous levâmes pour aller au-devant de lui. Il riait nerveusement. Une détonation sèche siffla parmi les feuilles… Puis deux autres. Prinz courut vers nous. Ballers ne courait pas. Il marchait d’un pas hésitant en tendant une main vers nous… Il s’abattit.

Une petite heure plus tard, quatre cents partisans se défendaient comme des diables dans le cercle que nous avions refermé sur eux et qui se rétrécissait peu à peu. Trois compagnies presque au complet, c’est-à-dire huit cents ou neuf cents hommes, tentaient d’anéantir le cercle de feu qui se défendait avec une variété d’armes de tous calibres, représentant une puissance mordante. De plus leur position était sérieusement aménagée et toute approche frôlait le suicide.

Pendant cette petite heure, deux hommes de notre groupe avaient malencontreusement mis le pied sur le dispositif d’engins piégés. Et leurs corps écharpés étaient restés suspendus aux frondaisons de mai. Nous subissions le feu ininterrompu d’un poste de « Maxim » quadruplé, et mettre un spandau en batterie comportait quelques risques. Nous essayâmes de creuser des trous d’hommes mais le terrain opposait à nos pelles-pioches un réseau de racines inextricables, transformant notre position d’attaque en position de défense qu’il serait difficile de maintenir si l’ennemi tentait une percée.

Seuls, les mortiers légers avec leur tir quasi vertical avaient une prise sur le bloc ennemi. Malheureusement, nos adversaires, tapis dans leur position bien aménagée, essuyaient notre tir sans défaillir. En revanche, deux ou trois obusiers lourds – probablement allemands et tombés entre leurs mains – déversaient sur notre encerclement des projectiles qui déracinaient les arbres.