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Les départs de ces pièces restaient invisibles et rendaient leur anéantissement problématique. À dix reprises, des groupes s’étaient jetés à l’assaut des terroristes organisés, et chaque fois ils avaient dû faire demi-tour en laissant des camarades hurlant sur l’humus du sous-bois. Nous apprîmes plus tard que Wesreidau avait fait l’impossible pour obtenir des renforts motorisés et blindés. Aucun blindé n’étant dans les environs (tous ceux qui restaient avaient trop à faire avec le front ployant). Nous dûmes nous passer de cet appui.

Après une heure d’attente et d’assauts n’aboutissant à rien, notre commandant, déprimé de ne pouvoir venir à bout de cette « plaie de nos arrières » décida de risquer le tout pour le tout. Avec précaution, il changea de position les troupes de l’encerclement, ne laissant en place que quelques tireurs isolés destinés à faire croire à l’ennemi que la tenaille qui s’était refermée sur lui tenait bon et maintenait le blocage. Wesreidau disposa ainsi de cinq cents hommes sur un seul point. Il n’hésita pas à les lancer d’un seul coup sur l’endroit le plus sensible de la défense adverse, c’est-à-dire une tranchée en V tenue par une quarantaine de types armés d’un seul F.M. et de fusils. Sur son ordre, les cinq cents feldgrauen s’ébranlèrent presque ensemble et attaquèrent au lance-grenades la position ennemie qui, sous l’avalanche, ne put maintenir correctement son tir.

Sept ou huit des nôtres payèrent trop cher ce morceau de bravoure, main l’action fut si magnifique que, sur l’instant, personne n’y prêta attention. J’étais de la seconde vague, deux autres suivaient encore. Nous arrivâmes sur la position ennemie alors que le travail était fait. Une quarantaine de partisans avaient essayé de résister. La pluie de grenades en avait anéanti les deux tiers. Les autres, affolés, avaient fini sur les baïonnettes des Panzergrenadiers qui s’étaient déjà infiltrés dans l’enceinte ennemie. Nous leur emboîtâmes le pas. Derrière nous, les nôtres suivaient et s’infiltraient partout. Des cris épouvantables envahirent le sous-bois qui sentait la poudre, le brûlé et le sang. Je vis les popovs affolés surgir de leur fortin de rondins et tirer à bout portant sur les camarades exaltés par l’action. J’ouvris le feu avec tout le monde dans la confusion générale. Un grand Russe tira trois fois vers moi sans m’atteindre et sans que je fasse rien pour l’éviter. Puis il se précipita sur moi en hurlant et en brandissant son fusil, crosse en l’air. Deux autres camarades m’avaient rejoint et tirèrent sur le forcené. Il tomba et s’affaira à réarmer son arme. Nous ne lui en laissâmes pas le temps. Nos crosses s’abattirent à dix ou douze reprises sur le moribond. Il avait déjà rendu l’âme que nous frappions encore.

Là-bas, au pied d’un blockhaus, une lutte tragique se déroulait. Allemands et Russes se battaient avec une rage inhumaine. Quelque chose explosa dans le tohu-bohu, projetant feldgrauen et partisans morts les uns par-dessus les autres. D’autres camarades surgirent et se jetèrent au milieu des mourants. Des cris et des imprécations fusaient parmi les détonations sèches. Instantanément, nous fûmes parmi eux. L’un des deux gars qui m’accompagnaient eut l’avant-bras fracassé par une barre à mine. Contre le mur de bois, des hommes se battaient au corps à corps, au couteau, à la pelle, à coups de pied, à coups de pierre. Un obergefreiter venait d’atteindre d’un coup de pelle un Russe au visage. Une plaie immonde avait modifié la face de l’homme qui roula à terre en se tordant. Kellerman tirait par rafales brèves sur les partisans réfugiés derrière les deux obusiers qui nous avaient causé tant de déboires. Beaucoup de Russes s’enfuirent, la moitié probablement. Ceux qui ne le purent formèrent un important sanctuaire que les derniers fusillés vinrent grossir.

Nous récupérâmes les armes, détruisîmes les obusiers que nous ne pouvions emporter, prîmes toutes les réserves alimentaires, et évacuâmes l’endroit non sans avoir au préalable inhumé soixante-dix des nôtres. Des blessés nombreux furent ramenés sur des brancards de branchages. Le soir même, nous gagnâmes un kolkhoze où nous bûmes tout ce qui nous tomba sous la main pour oublier l’atroce journée.

Ukraine du grand printemps. Journées interminables où le jour ne disparaît pratiquement plus. Une nuit lumineuse tombe vers 11 heures du soir pour laisser la place à un jour rose à 3 heures du matin. Temps idéal, brise vivifiante avant l’écrasante chaleur de l’été. Malheureusement, là où tout fait songer à une paix idyllique, le monstre de la guerre, qui s’est enfin dégagé des grands froids et de la gadoue qui a suivi, se sent libre de ses mouvements et redouble de violence. Le ciel bleu limpide appartient à l’aviation soviétique démesurément enflée. La malheureuse Luftwaffe qui a été, en plus, dégarnie pour défendre les villes allemandes et aussi pour faire face au nouveau problème du front de l’Ouest, fait des sorties suicides contre les forces aériennes et terrestres grouillantes. Ses quelques victoires relèvent de l’héroïsme le plus parfait. Le ciel appartient à l’ennemi, le front appartient à l’ennemi, les arrières du front demeurent en équilibre entre deux suprématies : la nôtre et celle des partisans. Les patrouilles se succèdent, les sorties sont presque chaque fois un accrochage. Chaque colline, chaque futaie, chaque masure cache sa mine ou son embuscade. Il n’y a pratiquement plus de véhicules à notre disposition, plus d’essence, plus de pièces de rechange. Le ravitaillement fait, lui aussi, défaut. Les convois disparates qui circulent encore sous une suite d’attaques aériennes ininterrompues ne sont pas pour nous. Ils roulent vers le front désorganisé et démantibulé. Lorsqu’ils y parviennent, ils ne trouvent leurs destinataires que par pur hasard. Le plus souvent, leur chargement s’égare parmi des troupes affamées qui se replient sous un déluge de feu.

En ce qui nous concerne, nos trois compagnies reçoivent d’une façon tout à fait aléatoire le dixième de leur nécessaire. Nous devons vivre sur l’habitant également très démuni et plus que réticent à notre égard. Le problème de la nourriture devient alarmant. Le printemps ne donne encore que de rares fruits. La chasse est plus dangereuse pour nous que pour le gibier.

Un hameau au nom sans intérêt abrite ce qui reste de nos trois compagnies. Entre deux opérations, les hommes dorment presque nus sur l’herbe vivace de la plaine. Qui dort dîne, dit un certain proverbe ! Ici, il faut que le proverbe devienne réalité.

Lorsque l’aviation rôde, tout le monde se met à couvert et attend que les vautours s’éloignent. Puis nous remettons nos corps osseux au soleil qui aide à faire disparaître les morsures de poux de cet hiver. À demi endormi, les yeux mi-clos, chacun scrute l’infini sans sembler songer à rien. À quoi bon ? Il semble que nous ayons rompu avec le passé. Les souvenirs de la paix apparaissent comme des bribes de livres qu’on aurait lus un jour, et qui ne surnagent en mémoire que de façon assez floue.

La guerre nous a appris à goûter le minimum de choses. Aujourd’hui, le soleil remplace la goulache, la Wurst, le mil et le courrier qui ne vient plus. Nous sommes là, étendus sur cette terre d’Ukraine apparemment calme et paisible.

Demain le ravitaillement arrivera peut-être. Il y aura aussi peut-être de l’essence et de quoi réparer nos bagnoles brinquebalantes. Il y aura peut-être même du courrier, et peut-être une lettre de Paula… Demain, il y aura peut-être simplement encore nous, la terre, le ciel et le soleil… À quoi bon penser ?

Un jour, à midi, la radio grésille des S.O.S. venant d’un poste territorial situé sur la frontière roumaine. On fait appel à nous pour dégager ce poste encerclé par une bande de partisans.