Nous restons toujours aux yeux de la Wehrmacht un détachement au repos d’une unité motorisée. Nous devons en conséquence nous déplacer sans cesse et agir rapidement dans un rayon de deux cents à deux cent cinquante kilomètres. Facile à dire. Le poste à atteindre est à environ cent cinquante kilomètres. Il fait appel à nous parce qu’on lui a dit qu’il pouvait compter, le cas échéant, sur notre concours et sur notre mobilité ! Il y a ici quatre camions en mauvais état, une camionnette civile, un side-car et le steiner du commandant.
Wesreidau s’arrache les cheveux en jurant.
En extrême surcharge, nous pouvons transporter cent trente-cinq hommes, on fait appel à cinq cents. Il n’y a pas assez d’essence pour l’ensemble des véhicules, même pour l’aller. Wesreidau décide de ne prendre que trois camions, son steiner et le side-car de liaison. Je suis du voyage.
En grande hâte, j’embarque avec cent camarades pour la mission S.O.S. Nous transportons le maximum d’armes automatiques pour compenser l’insuffisance du nombre. Deux spandaus en batterie hérissent chaque cabine de camion. Nous craignons l’aviation par-dessus tout. Aussi vite que nous le permettent nos transports, nous nous véhiculons sur les mauvais chemins russes en soulevant un nuage de poussière opaque. À cinquante kilomètres de là, nous traversons en trombe une bourgade qui semble sortie de la préhistoire. Les gens fuient à toutes jambes devant notre avance précipitée. Il est vrai que nous sommes bardés d’armes et qu’une poussière brune recouvre totalement nos visages. Nous devons avoir l’air peu rassurant. À la sortie du village nous éparpillons un groupe d’habitants apeurés. Le steiner passe, le premier camion écrase un chien, le deuxième bouscule un cochon noir qui vient de surgir de je ne sais où et se jette sous les roues.
Le troisième camion dans lequel je cahote est témoin de la scène. C’est trop tentant : coup de frein brusque, cris des villageois qui fuient de plus belle, gueulement du porc blessé qui se tortille sur le bord du chemin. Cinq ou six landser sautent par-dessus les ridelles et courent vers le goret. Ils essaient de l’assommer. La bête hurle, c’est affreux, finalement cinq ou six baïonnettes plongent dans le corps de l’animal qui agonise en poussant des cris suraigus. Il gigote encore et éclabousse ses bourreaux de son sang lorsque vingt ceinturons et cordes de toutes sortes lui ligotent les pattes et le suspendent à la ridelle arrière. Quatre-vingts kilos de plus ou de moins…
En avant toute, il faut rattraper les autres. Nous quittons le bled dans un démarrage qui fait hurler la mécanique. Le goret est bientôt à son tour couvert d’une couche de poussière qui se mélange à son sang répandu. Nous ne sommes plus à ça près. Il y aura du porc pour les survivants ce soir. Sieg Heil ! Nous sillonnons maintenant une contrée bizarre. Elle est formée par des collines lisses et noires. On dirait d’énormes galets. Des arbres rabougris poussent dans ce décor surprenant. Les coupes de terrain apparentes sont noires également et semblent dures comme de la pierre. Je regrette de ne pas être géologue pour définir la nature du terrain que nous traversons pendant une vingtaine de kilomètres.
Nous sommes à peine sortis de cette contrée qu’un groupe d’avions est signalé. Un de nos guetteurs affirme avoir vu passer la meute entre les cimes des arbres légèrement à gauche. Les camions se mettent à l’abri sous le feuillage pour plus de précaution. Wesreidau scrute le ciel à la jumelle sans rien y apercevoir. Il est préférable d’attendre quelques minutes. Les landser du troisième camion mettent ce temps à profit. Le cochon est ouvert, et ses tripes, éjectées en une vitesse record, jonchent la piste. Le travail n’est pas tout à fait terminé lorsque nous repartons. Les charcutiers improvisés continuent leur besogne à bord.
Quelques kilomètres plus loin, alors que nous traversons un décor chaotique, deux avions surgissent en rase-mottes. À nos cris, les chauffeurs bloquent les freins. Aucun arbre assez touffu alentour. Nous connaissons une crispation folle au moment où les avions passent au-dessus de nous dans un grand bruit. Certains pissent dans leur pantalon. Nous relevons la tête pour voir s’éloigner deux « Messerschmitt 109‑F », rescapés d’une quelconque escadrille. Personne ne songe à crier « Vive la Luftwaffe ». La trouille a été trop grande.
Vers 4 heures nous approchons de la zone d’opérations. Nos camions suivent une piste qui serpente à travers un terrain montagneux. L’allure est faible. Des embuscades pourraient bien être tendues. Le steiner de Wesreidau ouvre la piste. Deux observateurs juchés sur son capot ont les yeux rivés sur la poussière de la route et sur les hauteurs alentour. Nous ne sommes guère rassurés.
Bientôt la piste surplombe une vallée bien dégagée. Le convoi stoppe et coupe les moteurs. Immédiatement, un bruit lointain de mitrailleuse arrive à nos oreilles. Pas de doute, nous y sommes ! Là-bas, à travers la brume de chaleur, on peut distinguer une sorte de village. Distance entre deux camions : cent mètres. Allure modérée. Hommes à l’extérieur des ridelles. Prudence ! Une fois de plus, cette vache de crampe à l’estomac nous étreint.
Bon Dieu ! quand serons-nous donc des hommes ?
Bien entendu, l’ennemi a son service de renseignements : nous avons été signalés. Le premier camion voit soudain le steiner du commandant revenir d’un tournant en une marche arrière violente. L’engin se laisse rouler sur une pente, en même temps qu’une explosion sèche claque sur la voie, à dix mètres du steiner.
Tout le monde à terre. Les camions se mettent à l’abri comme ils le peuvent. Un second coup pète sur la route en creusant un nid de poule et en soulevant un nuage de poussière.
Merde alors ! Ils nous canardent au canon de 37. Une rafale de mitrailleuse transforme en passoire la cabine du premier camion. Heureusement ses occupants l’ont déjà abandonné. Le conducteur a dû avoir une suée froide.
L’ennemi se tapit au travers des dénivellations de terrain et est difficile à repérer. Toutefois, les hommes du steiner savent à quoi s’en tenir sur la pièce de 37 à peine dissimulée derrière les arbres à droite du tournant. Les partisans ont abattu un arbre en travers de la route, juste après le virage. C’est miracle qu’ils n’aient pas ouvert le feu au moment où le steiner s’est présenté.
Deux mortiers légers sont mis en batterie et leurs torpilles tombent à un rythme rapide sur la position d’artillerie ennemie qui est vite réduite au silence.
— Des amateurs, pense Wesreidau.
Une douzaine de F.M. ont pris position et rendent délicate la situation des tireurs partisans accrochés à la montagne. Notre groupe glisse parmi les buissons et escalade les premiers blocs de pierre. Les mortiers font pleuvoir une grêle de projectiles plus affolante que destructive sur les points d’où semble venir une opposition. Nous venons de déceler un poste ennemi. Ce sont vraiment des débutants de la dernière heure qui vont chasser le fritz pour faire bien et mériter de la patrie.
— Bande de cons, murmurent Prinz et Smellens qui sont à mes côtés. Venir faire « pan, pan » comme ça pour le plaisir ! Je vais leur en foutre.
Le groupe attaque le poste au lance-grenades. Les explosions font grand vacarme dans cet encaissement de terrain. Puis le spandau d’un camarade balaie de son tir – reconnaissable tant il est rapide – le bord de l’embuscade ennemie. Encore deux grenades, et les apprentis francs-tireurs qui n’ont pas encore réagi crient leur panique. Une silhouette bondit du repaire et tente une fuite désespérée. Comme il n’y a aucune possibilité, elle est rejointe par le tir du spandau qui la perfore sans doute une bonne douzaine de fois.
— Quel con ! crie Prinz. Faut-il être con ! C’est misère de dégringoler des types pareils. Peuvent pas rester chez eux, en attendant que la guerre finisse, bon Dieu ! Je ne me ferais pas prier à leur place. Pas vrai, Sajer ?