À la maison ! l’idée tourne dans ma tête comme une buée d’alcool. À la maison, en attendant que la guerre finisse…
— Oh oui ! répondis-je enfin à Prinz.
— C’est vrai, ça, reprit-il, et nous sommes obligés de les descendre. C’est dégueulasse.
Des cris plaintifs montaient du retranchement ennemi. À gauche, les spandaus et les lance-grenades bouleversaient la tranquillité du beau printemps. Brusquement, un des jeunots, dans un excès de zèle, se dressa à mi-corps au-dessus du parapet et distribua une rafale de mitraillette rageuse à notre égard. Son tir approximatif blessa tout de même un des nôtres d’une balle dans la main droite et une autre, sans doute par ricochet, dans le mollet. Le forcené eut la poitrine labourée par le spandau du groupe tandis que notre blessé commençait à grimacer dans son coin d’ombre.
— Merde de merde, lança quelqu’un, allez-vous cesser cette connerie ?
Deux silhouettes émergèrent, sans précipitation apparente, et tentèrent une fuite. Le F.M. les envoya à leur tour rouler dans la poussière.
— Dis donc, murmura Smellens au mitrailleur, c’est un jupon que tu viens d’expédier dans le Paradis de Joseph.
— Un jupon, fit encore l’autre. Tu es sûr ? Si les bonnes femmes s’en mêlent aussi, c’est le comble.
Quelques minutes plus tard, nous pouvions effectivement dénombrer six cadavres de partisans tombés autour de la position. Six cadavres de jeunes gens de notre âge. Parmi ceux-ci, deux filles assez jolies baignaient au milieu de leur sang, entourées d’un essaim de mouches bleues et vertes.
Nous jetâmes un coup d’œil dégoûté vers nos victimes. Pourquoi étaient-elles venues se mettre en travers de notre route de malheur ? Le barrage de débutants fut rapidement démantelé. Le groupe dégagea la route et progressa vers le village au pas des landser. Les véhicules suivaient lentement à l’arrière.
L’ennemi fut-il mal informé ? Eut-il des renseignements exagérés sur notre petit effectif ? Eut-il peur ? Toujours est-il qu’il lâcha prise autour du poste à demi investi pour s’opposer à notre approche.
Le soleil brillait violemment sur la petite route poudreuse qui canalisait nos pas. Le groupe de tête venait de prendre contact avec l’ennemi réfugié dans le cimetière du bourg. Un de ces cimetières russes, bleu, blanc et doré, d’où n’émane aucune tristesse. Il faisait très beau. Le printemps de juin touchait à son aboutissement : l’été. On avait l’air de se battre pour rire. Chaque volute de fumée lâchée par les armes était emportée immédiatement par une brise légère. Nous nous serions certainement contentés d’un tir d’échange assez mou, si notre commandant n’avait jugé la situation autrement. De fait, il ne s’agissait pas de laisser croire à l’ennemi que nous n’étions pas en mesure de l’attaquer. Alors les lance-grenades et les mortiers légers bouleversèrent le cimetière bleu. Deux groupes en chassèrent les partisans et occupèrent les jardinets mortuaires. Des francs-tireurs s’étaient réfugiés dans la grande bâtisse en bois qui sert à l’engrangement des récoltes. Un kolkhoze miniature. Sur la porte, l’ennemi venait d’inscrire la célèbre maxime communiste : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous…»
Les lettres, badigeonnées à la hâte, dégoulinaient, donnant un aspect larmoyant aux convictions marxistes.
Pour venir plus facilement à bout de cette forteresse improvisée et peu robuste, on distribua au spandau un chargeur spécial composé de balles explosives et incendiaires.
Les premières cartouches allumèrent la couverture de chaume presque instantanément. L’ennemi se défendait au P.M. et au F.M. et ne ménageait pas ses coups.
Une volée de torpilles de mortier fit dégringoler le brasier du toit à l’intérieur du bâtiment. Dans de telles conditions les partisans durent abandonner rapidement la position devenue intenable. Par bonds, les deux groupes attaquants avaient rejoint le kolkhoze et harcelaient les fuyards. Adossé contre une pile de pierres, un vieux Russe tout barbu vociférait des injures à notre égard. Sa main droite reposait sur la tête d’un de ses compagnons mort, étendu près de lui. Il était lui-même blessé. Ses vêtements étaient déchirés et brûlés par endroits. Nous passâmes à trois mètres de lui. Les canons de nos armes braquées sur lui ne le firent pas taire. De son poing tendu il nous maudissait. Tout le groupe le vit, à travers la fumée et les flammèches du hangar, qui se consumait en retrait. Nul n’eut l’idée de le descendre. Il nous accabla de malédictions jusqu’à ce que le bâtiment en flammes s’écroulât et l’ensevelît. Une gerbe d’étincelles monta dans le ciel d’azur. La tête du groupe avançait déjà dans les rues du village et tiraillait sur tout ce qui était visible.
Les derniers partisans filaient vers la route et la montagne. Il y eut un moment où, dans leur fuite, ils se trouvèrent exposés directement au feu de nos groupes. Un tir nourri en allongea une vingtaine sur la route poudreuse et parmi les genévriers.
Le spandau armé du chargeur spécial fit des impacts horribles parmi les fuyards. Puis le feu cessa. Les hommes du poste sortaient à leur tour et se joignaient à nous. Beaucoup étaient blessés. Ils avaient aussi une douzaine de tués. Des secours actifs furent portés à nos blessés, tandis que nous faisions sortir les indigènes de leurs masures. Le feu avait pris un peu partout et il s’agissait d’y remédier.
Femmes, hommes, enfants se joignirent à nous de force, en maugréant. Il fallut une heure pour enrayer l’incendie. Puis tout le monde, nous y compris, traîna les cadavres vers un point de regroupement. Des femmes criaient et pleuraient en reconnaissant parmi les victimes des visages connus, maris, fils ou amis. De toute évidence, la plupart des types que nous venions de mettre en fuite avaient, pour une bonne partie, leur domicile dans le bled.
Bientôt les pleurs et les gémissements se changèrent en menaces et en injures. Nous autres, nous ramassions nos blessés et nos morts avec le même sentiment muet établi sur l’habitude. Aujourd’hui, il faisait si beau que rien ne semblait réellement grave. Nos yeux désabusés par tant d’inquiétude amoncelée, ne distinguaient plus le tragique du moment.
Le regard de Halls s’attardait sur le décor majestueux des montagnes bordant l’horizon, tandis qu’il transportait un camarade à la vareuse teintée de taches brunes. Les oiseaux ragaillardis voletaient à nouveau dans le bleu du ciel à peine contrarié par quelques volutes de fumée émanant des incendies à demi étouffés.
Pour nous autres, combattants de l’est, cette jovialité de la nature excusait ce qui se passait. Après la boue et le froid, nous étions comme des animaux sauvages, joyeux du soleil printanier, rassurés à la pensée que le problème de l’abri pour la nuit n’avait plus d’importance.
Nous déplorions ce qui venait de se passer, et qui avait troublé cette quiétude si appréciable.
Les paysans russes stagnaient toujours dans leur crise de désespoir larmoyante.
Des insultes compréhensibles simplement par leur ton, persistaient à pleuvoir sur notre philosophie du bien-être.
Une pierre fut jetée. Elle frappa un de nos blessés au visage. Indignés, deux landser firent volte-face en brandissant leur mitraillette.
— Disparaissez, cochons ! ou on vous passe à la perforeuse.
Les injures ne tarissaient pas. Des faces, surtout féminines, tordues de rage, crachaient et juraient. Des poings vengeurs se levaient. Brusquement, dans le ciel merveilleux apparurent six avions volant aile dans aile. Six chasseurs soviétiques en quête de quelque convoi. Se sentant appuyés, les Russes hurlèrent des « Hourra, Staline ! » vers le ciel. Ils nous montraient du doigt aux aviateurs aveugles qui continuèrent leur ronde.