Les petites conversations ont cessé. Mieux vaut garder son souffle et ses forces pour mettre un pied devant l’autre. Combien de milliers de pas devrons-nous encore faire ? Les bottes couleur de l’univers poussiéreux progressent sur la plaine rocailleuse qui ne semble plus mener nulle part. Le vent léger apporte la poussière rouge dans nos tignasses dépeignées et abondantes. Nous fixons des choses qui semblent éternellement immobiles à l’horizon. Le rythme, le bruit, le vent, tout devient monotone. De temps à autre, un gargouillement monte du grand creux que nous conservons à hauteur de l’estomac.
Après la pause de 11 heures, après avoir entamé l’ultime provision de mil, un incident survient et trouble la monotonie de notre marche. Dans le ciel bleu de chauffe, apparaissent deux bimoteurs que nous avons heureusement le temps de voir avec une confortable avance. L’horizon est vaste, tout ce qui surgit du ciel est repérable cinq minutes avant que d’être sur nous. Dispersion d’usage, formation antiaérienne, quelques-uns d’entre nous vont mourir… Ce sont deux bombardiers légers, ou avions de reconnaissance bolcheviks, il n’y a pas à s’y tromper.
Les deux zincs nous survolent à deux cents mètres environ. Le ronflement de leurs moteurs déchire le vent léger et résonne jusqu’au fond de nos estomacs qui réclament.
Les deux popovs essuient le tir de nos F.M. sans rien nous lâcher sur la gueule. Ils décrivent un large cercle que nous suivons de nos yeux angoissés. Le deuxième passage sera le bon.
Pourtant, le deuxième passage en question ne laisse dans son sillage qu’une myriade de papillons blancs qui voltigent et miroitent sur le bleu du ciel.
Les avions s’éloignent, et déjà quelques landser vont récupérer les tracts.
Quelqu’un en brandit une douzaine en criant :
— Ivan ignore que nous n’avons plus rien à évacuer, il nous envoie du papier pour chier.
Nous prenons connaissance de la prose communiste.
Soldats allemands, vous êtes trahis… Rendez-vous à nos unités qui vous réhabiliteront… La guerre est perdue pour vous.
Puis, pour nous remonter le moral, de très mauvaises photos de ruines anonymes qui prétendent être des villes allemandes écrasées sous les bombes. Et encore des photos de prisonniers allemands souriants. Sous chacune de ces photos, un petit texte :
Camarades, la captivité temporaire que nous subissons n’a rien à voir avec les mensonges que l’on nous avait racontés sur le monde communiste. Nous avons été agréablement surpris de la bienveillance de nos chefs de camp. Lorsque nous songeons que vous autres, malheureux camarades, vous pataugez dans les Graben pour préserver le monde capitaliste, nous ne saurions trop vous conseiller de déposer les armes.
Et que sais-je encore !
Là-bas, un type, qui a réussi à s’enfuir de Tomvos en faisant le mort, hurle sa colère :
— Les fumiers ! Quand je pense que je suis peut-être le seul survivant de la fosse de Tomvos !
Écœuré, il jette au vent les miettes du papier qu’il a déchiré et redéchiré.
La marche a repris. Les tracts circulent encore de main en main. Les mots « guerre perdue », « trahison », « villes écrasées » tournent dans la tête comme une ronde noire.
Oui, bien sûr, c’est la propagande communiste. Il n’y a qu’à voir l’évadé de Tomvos pour savoir qu’ils mentent. Mais il y a aussi les villes allemandes que tous les permissionnaires ont pu voir. Et puis il y a aussi nos retraites successives et douloureuses. Il y a aussi l’absence de transports, d’essence, de nourriture, de courrier, de tout. La guerre serait-elle perdue ? Non, non, ce n’est quand même pas possible !
Il y a la plaine russe sous nos bottes. La plaine russe que nous piétinons. Donc… Donc… Est-elle toujours à nous ? Ne nous regarde-t-elle pas seulement mourir à petit feu ?
Non, ça ne se peut pas. Au large les idées noires, au large, ce n’est qu’un mauvais moment de plus à passer.
Demain, le ravitaillement arrivera. Demain tout rentrera dans l’ordre. Demain… Demain ?
Allons, secoue la tête, landser. Chasse les papillons noirs. Aujourd’hui le soleil brille, allons…
Des groupes entament avec violence un chant de marche.
Auf der Heide blüht ein kleines Blümelein
Und das heisst Erika
Heiss von hunderttausend kleinen Bienelein
Wird umschwärmt, Erika.
C’est la deuxième fois que Halls me réveille. Malgré la fatigue qui vous rendort rapidement, c'est énervant de se sentir arraché à ce sommeil de plomb.
— Je te dis qu’on entend le canon, insiste-t-il.
J’écoute… Rien, rien que la nuit scintillante et très pâle.
— Fous-moi la paix, Halls, ne me réveille pas pour rien, bon Dieu ! Demain il faudra encore marcher. Et je suis crevé.
— Je te dis que, par moments, on entend le canon ; tu vois bien que d’autres types se sont également dressés.
J’écoute encore… Rien, toujours rien que le souffle léger de l’air.
— C’est possible, après tout, et alors ? Ce n’est pas la première fois que tu entends le canon. Roupille, ça vaut mieux.
— Je ne peux pas roupiller le ventre vide. J’en ai marre, il faut que je trouve quelque chose à bouffer.
— Et c’est pour cela que tu empêches les autres de ronfler !
Quelqu’un s’approche de nous, c’est Schlesser qui est de garde.
— Vous avez entendu, les gars ? C’est le canon, ça.
— C’est ce que j’essaie de dire à cette tête de bois, s’exclame Halls en me désignant.
Malgré le sommeil qui stagne en moi comme un demi-évanouissement, je suis obligé d’accorder un instant d’attention aux dires de mes compagnons.
— Il ne manquerait plus que l’on soit surpris ici par une pénétration soviétique, s’inquiète Schlesser.
— Nous serions faits, précise Halls dont la voix s’éraille.
— On peut quand même se défendre, plaide quelqu’un qui s’est rapproché.
— Nous défendre, reprend Halls, d’une façon affreusement objective, avec quoi ? Avec sept ou huit cents types anémiés par la faim et armés d’armes légères d’infanterie ! Tu plaisantes ! Nous serions faits, je vous dis. Nous n’avons plus la force de courir.
Le quatrième arrivant ne plaisantait pas. Il avait 20 ans tout juste, s’appelait Kellermann, possédait déjà une lucidité d’homme mûr qui lui permettait de juger toute la réalité de l’instant. Et cette réalité soulevait un voile de peur qui démasquait l’angoisse profondément inscrite sur son visage, dont les traits durcis frappaient d’incompatibilité avec ses vingt années à peine inclues.
Le vent apporta effectivement un roulement fort lointain, à peine audible. Nous nous regardâmes. Le bruit cessait puis reprenait pour cesser encore.
— Salve d’artillerie, opina Schlesser.
Silence du groupe.
J’avais entendu, comme tout le monde, mais la fatigue me terrassait au point que j’avais l’impression de vivre une vie à dédoublement. Je confondais mon sommeil avec la réalité. J’avais la sensation de vivre au milieu d’un sommeil profond et de rêver à une canonnade perdue dans le temps. Mes camarades conversaient toujours. Je les écoutais sans les entendre. Le feldwebel Sperlovski s’était joint à nous et faisait des déductions, me semblait-il.