— C’est loin, disait-il, très loin, mais c’est le front, à coup sûr : nous y serons dans un jour, un jour et demi.
— C’est-à-dire une ou deux heures en voiture, ajouta Halls.
Sperlovski le regarda.
— Tu es si pressé d’y arriver ? Désolé pour toi que nous ne soyons plus l’unité motorisée prétendue.
— Ce n’est pas ce que je veux dire, maugréa Halls. Je pense à Ivan qui doit avoir de la benzine et des chars. S’il perce, il peut nous tomber dessus dans le temps que je viens de dire.
Sperlovski s’éloigna sans ajouter un mot. Avait-il le droit d’être découragé, lui, sous-off de la « Gross Deutschland » ?
— Dormons, proposa Kellermann, nous ne pouvons rien faire d’autre.
— Jolie perspective, ne puis-je m’empêcher d’ajouter. Nous sommes comme des bestiaux à l’abattoir attendant l’aube et l’arrivée des ouvriers bouchers qui leur donneront la mort.
— Allons-nous crever le ventre vide ? ragea Halls.
Malgré l’angoisse et l’inconfort, nous retrouvâmes le sommeil jusqu’au petit jour. Le petit jour, c’est-à-dire ce qui correspond au milieu de la nuit pour des civils organisés.
Ici, pas de sonnerie, pas de clairon, pas même de coups de sifflet. Le léger brouhaha des chefs de groupes suffisait à nous arracher à notre sommeil de plomb, paradoxalement sensible. Selon la loi des troupes montant en ligne et approchant de la zone des opérations, la marche de nuit, ou dans le jour gris, est préférable pour éviter le repérage ennemi. La docile Wehrmacht agonisante conservant, même au bord de la tombe, un esprit de conscience professionnelle, faisait lever ses soldats à l’heure prévue et les acheminait avec discipline vers les champs de gloire.
Le règlement ne précisait pas que les soldats sans vivres pouvaient éviter telle ou telle épreuve. Le règlement disait en tous les cas que tout ce qui pouvait être encore fait devait l’être avec un maximum d’efficience. L’horloge égrène le temps pour les pauvres et les milliardaires, également pour les sous-alimentés.
Les uniformes passés apparaissent gris sous le jour à peine blanchissant. Les silhouettes familières que je côtoyais depuis bientôt deux ans avançaient à mes côtés à un rythme qui était le mien et celui de toute une existence pathétique, qui reste gravé dans ma tête d’une façon indélébile. Je n’ai qu’à laisser aller ma pensée sur ce sujet pour revoir avec netteté des détails pourtant futiles. Des profils m’apparaissent dans une lumière diffuse. L’étoffe un peu flottante des pantalons mal engagés dans les hottes. Les ceinturons avachis de charge. Les casques suspendus quelque part parmi le harnachement, qui heurtent toujours un autre objet métallique. Le son de ce heurt, un bruit mat, sans résonance, comme une cloche qu’on aurait voilée. Des odeurs, des dos, des dos de mille formes. Ils ont tous une expression. Ils forment des plis à des endroits précis. L’anonymat du feldgrau crée pour nous des particularités. Il n’y en a pas un de semblable. Aucun uniforme n’est aussi spécialement étudié que l’uniforme allemand pour faire de l’homme un soldat, absolu, unifié, et pas un civil en soldat. Pour l’autre partie du monde il y a le soldat boche, et rien ne lui permet de distinguer un boche de l’autre. Pour nous, le mot camarade, qui désigne un soldat identique à un autre soldat est dépassé. À travers l’uniforme et la formule, l’individualisme existe.
Ce dos là-bas, peint de la même couleur que plusieurs millions d’autres, n’est pas le dos de n’importe qui. C’est celui de Schlesser, et là, plus haut à droite, c’est celui de Solma. Plus près il y a Lensen, et aussi son casque. C’est son casque, il n’a rien de comparable avec les quelque cent ou deux cent mille qui ont été emboutis dans la même série. Puis il y a Prinz et Halls, Lindberg, Kellermann, Frösch… Frösch reconnaissable entre un million. À travers l’unification, notre personnalité surnage, comme elle devait surnager au-dessus de tous les hommes nus et unifiés du début du monde.
Tous les casques sont du même ton gris-vert, bleu poussière mat, et pourtant aucun ne se maintient aussi longtemps sous le même angle, aucun n’a la même allure, aucun ne se distingue de la même façon des autres. Une seule chose reste à peu près indescriptible : l’angoisse communicative des soldats diminués de tout, que chaque pas rapproche d’un danger inassimilable. Également notre résignation et aussi notre sourd et violent désir de vie.
À part ces trois choses, tout le reste est strictement personnel. Mais cela, il n’y a qu’entre nous que cela reste visible. Aux yeux des autres, nous ne sommes qu’un boche parmi des millions de boches.
Nous les avons aperçus, à cinq cents mètres. Ils fourmillaient autour de nos trois ou quatre véhicules qui avaient stoppé pour nous attendre. Ils étaient au moins dix mille. Dix mille hommes, c’est une toute petite chose sur la plaine d’Ukraine, mais c’est aussi très important. Oui, il y avait là dix ou douze mille feldgrauen dans un état pitoyable qui avaient assailli nos misérables camions, les avaient visités, fouillés et refouillés à la recherche d’un quelconque approvisionnement en médicaments et en nourriture. Ils s’étaient d’abord jetés sur les bagnoles avec le sentiment de se venger de l’abandon dans lequel ils se trouvaient. Puis s’apercevant de la misère des troupes montantes, ils avaient sombré dans une torpeur proche du suicide.
Les malheureux, issus de plusieurs régiments d’infanterie, se repliaient en guerroyant depuis des jours devant un ennemi implacable, qui se jouait d’eux et les décimait à volonté lorsque tel était son bon plaisir. Ils allaient à pied, en haillons, le visage livide après tant d’épreuves, traînant des blessés nauséabonds sur des claies de branchages à la façon des Sioux.
Ces hommes, que trop de déboires avaient sanctifiés, ne combattaient plus pour aucune valeur spirituelle terrestre, mais avec le seul instinct des loups horrifiés de famine.
S’opposer à leur seule et ultime raison de vivre, mettait sa propre vie en danger. Ces hommes qui ne connaissaient plus ni ennemi ni ami, étaient prêts à tuer pour le quart de ce qui convient à un déjeuner. Ils le prouvèrent hélas, quelques jours plus tard, dans une horrible étape de la guerre de confusion. Les martyrs de la faim massacrèrent deux villages pour récolter un essentiel qui n’empêcha pas de laisser une trentaine de cadavres feldgrauen morts d’épuisement sur les portes de la frontière roumaine.
Notre déception de rencontrer des troupes combattantes dans un tel état fut égale à celle qu’elles éprouvèrent en constatant notre dénuement.
— Où allez-vous ? railla un grand lieutenant décharné qui flottait dans un uniforme hétéroclite.
Il s’adressait au lieutenant de notre section, qui avait le commandement depuis la mort de Wesreidau. Notre chef indiqua la position à atteindre. Il cita des noms, des numéros, des latitudes… L’autre écoutait en titubant avec raideur, comme ces arbres morts qui battent au vent.
— De quoi parlez-vous ? Quel secteur ? Quelle cote ? Vous rêvez ? Il n’y a plus rien, plus rien, vous entendez. Il n’y a plus que des tombes grossières que la tempête bouleverse.
L’homme qui parlait ainsi portait encore à sa vareuse roussie et tachée de mille souillures, la décoration commémorative 1935 du national-socialisme. Il était grand, brun. Un lourd colis de grenades pesait à son ceinturon.
— Voyons, camarade, vous ne parlez pas sérieusement, plaidait notre lieutenant. Vous passez par une rude épreuve et vous perdez la tête. Vous souffrez de la faim, nous aussi, nous vivons de miracles.
L’autre se rapprocha. Ses yeux avaient une lueur si détestable, si inquiétante qu’on l’aurait volontiers abattu comme un animal malfaisant.
— Oui ! J’ai faim, rugit-il, faim comme les évangiles n’ont jamais pu imaginer. J’ai faim, j’ai mal, j’ai peur, à tel point que je souhaite vivre pour me venger de toute l’humanité. J’ai envie de vous dévorer, leutnant. Et ça viendra, leutnant, il y a eu des cas d’anthropophagie à Stalingrad. Il y en aura bientôt ici.