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Ce fut le sauve-qui-peut. Nous nous éparpillâmes dans la nature propice, courant comme si Ivan était à nos trousses en pleine attaque. Nous nous regroupâmes cinq ou six cents mètres plus loin, dissimulés à l’abri d’une masse rocheuse.

— J’en ai marre de transpirer pour ces fumiers-là, rugit Halls. S’ils ont le culot de nous poursuivre jusqu’ici, j’en fais mon affaire.

— Fais pas l’idiot, s’inquiéta Lindberg, fais pas l’idiot… Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ?

— Ta gueule, ragea mon grand copain. De toute manière, toi, tu vas crever avant de revoir ton bled. Ivan aura ta peau. Songe plutôt à Frösch et à l’autre qui sont tombés dans leurs pattes.

— Bouffez, si vous avez faim, proposa Wollers, moi j’en ai marre de commander, de suer et de chier dans mon froc. Bouffez ! Si l’on doit crever, autant bouffer tout d’un seul coup.

Comme des bêtes traquées nous éventrâmes les boîtes de conserve et autres provisions que nous engouffrâmes dans un grand bruit de mastication.

— Il faut tout bouffer, annonça Lensen. Si on se fait piquer plus loin avec du ravitaillement dans le tape-cul qui ne fait pas partie de la distribution de route, on nous accusera, à coup sûr.

— Oui, il faut tout bouffer, on ne nous ouvrira pas la panse pour vérifier, quoique ces cons de flics sont capables de trier notre merde pour savoir de quoi elle est composée.

Et nous bouffâmes pendant une heure jusqu’à en dégueuler. Lorsque la nuit tomba, on s’enhardit à regagner la piste par un chemin détourné. Les bottes de Lensen crissèrent les premières sur la route.

— Venez, la voie est libre.

Nous parcourûmes trois ou quatre cents mètres et repassâmes devant le trou où nous avions trouvé quelques heures auparavant de quoi faire une bombance qui avait momentanément bloqué nos estomacs affamés. Il n’y avait pas âme qui vive sur les lieux. Nous parcourûmes encore deux ou trois kilomètres et tombâmes le cul sur le bas-côté de la route.

— Bon Dieu, ça ne passe pas, murmura Schlesser. Nous ne sommes plus habitués à bouffer normalement. Voilà ce qui arrive ensuite.

— On va ronfler là, proposa un feldgrau. Ça facilitera la digestion.

Vers 2 heures du matin, un important groupe en retraite passa et nous réveilla.

— En route, les traînards, cria un vieux feldwebel. En route, sinon Ivan sera avant nous à Berlin.

Nous reprîmes la marche. Les gars avaient récupéré beaucoup de charrettes à chevaux et nous profitâmes un temps de leurs primitifs moyens de locomotion. Avec l’aurore nous arrivâmes à l’entrée d’un bourg construit à flanc de montagne. Des hommes s’ébrouaient dans une sorte de lavoir à l’eau glacée. Certains dormaient le long des murs ou des tertres. Plus loin devant, d’autres avaient repris la marche et perpétuaient la retraite vers le salut, vers l’ouest, vers la mère patrie qui les attendait et dont ils ignoraient à quel point elle pouvait être tarie.

Et puis il y avait un arbre. Un arbre majestueux en ces lieux perdus du monde. Un arbre dont les branches puissantes semblaient maintenir le ciel. À ses branches étaient suspendus deux sacs, deux épouvantails qui semblaient vides. Ils tournaient lentement au bout de deux courtes cordes. Nous passâmes sous la voûte séculaire qui empiétait sur la route, et sous les deux choses qu’une légère brise animait encore. Nous vîmes les deux visages gris et exsangues des pendus et nous reconnûmes les traits de notre misérable ami Frösch et de son compagnon.

— T’en fais pas, Frösch, murmura Halls, on a tout bouffé.

Lindberg cacha son visage et pleura. Moi je réussis avec difficulté à lire ce qu’on avait gribouillé sur une pancarte suspendue autour du cou supplicié de Frösch.

Je suis un pillard et un traître à ma patrie.

Plus loin une dizaine de gendarmes en tenue réglementaire stationnaient auprès d’un side-car et d’une Volkswagen. Leurs regards croisèrent les nôtres.

CINQUIÈME PARTIE

LA FIN

(automne 1944 – printemps 1945)

Chapitre XVI

De la Pologne à la Prusse-Orientale

Le Volkssturm. L'invasion

Un matin de septembre, nous nous retrouvâmes dans la cour d’une grande ferme située dans le sud de la Pologne. Les affres de nos aventures précédentes nous avaient laissés cette fois – et définitivement – sans réaction et nous regardions l’agitation alentour avec des yeux de drogués. Un officier clamait plus loin un discours ou un compte rendu quelconque à nos oreilles lourdes. Nous regardâmes le ciel pour essayer de ne plus penser à la terre qui porte les hommes. Seule une explosion, ou à la rigueur le sifflet du feld, aurait pu nous faire sortir de notre léthargie.

Nous avions néanmoins retrouvé par ici un semblant d’ordre et, sous le couvert de ce reste d’organisation, nous essayions, tant bien que mal, de retrouver des forces et du moral.

La poussée russe du front sud était telle que l’on pouvait considérer que la Roumanie était aux mains de l’ennemi. On ne tarderait plus à se battre en Hongrie, devant Kecskemét et ensuite Budapest.

L’officier, qui continuait à discourir, parlait de contre-offensive, de reprise de la situation, de reformation, voire de victoire. Ce dernier mot n’avait plus de sens pour personne. Si nous ne pouvions concevoir la défaite qui suivit, nous ne pouvions plus en aucun cas espérer la victoire. Nous savions que nous allions être encore obligés de fournir un très gros effort quelque part sur des positions prévues et organisées, mais nous ne doutions pas de parvenir à arrêter l’ennemi avant les portes de l’Allemagne.

Malgré notre malaise et notre déchéance, malgré les déceptions de toutes sortes, nous savions que nous ne pouvions abdiquer totalement. Nous ne pouvions imaginer sérieusement le désastre à venir. Aujourd’hui encore, ceux qui ont lutté pour l’Allemagne ont bien du mal à accepter l’évidence. Malgré toutes ces pensées inébranlables nous nous sentions momentanément incapables de poursuivre le combat. Du repos, des permissions étaient absolument nécessaires, à tout le monde. Momentanément, il n’y avait rien à espérer des soldats à bout de souffle, écroulés dans cette cour de ferme.

— Le général Friessner a rétabli le front sud, clamait toujours l’officier. Les régiments vont être reformés et grossis d’importantes réserves. L’ennemi ne doit pas aller plus loin, vous l’en empêcherez !

On tria donc les groupes, les compagnies, les régiments. On en chargea des camions car, ici, il semblait y avoir encore de l’essence. Nous autres, ceux de la « Gross Deutschland », on nous aiguilla au nord. On fut très surpris de nous trouver là, alors que notre division, ou ce qui en restait, combattait avec le groupe centre, voire celui du nord puisque les deux armées harcelées s’étaient finalement rejointes.

Des camions, nous gagnâmes le train. Un train stationné sur une voie unique à l’abri d’une forêt de sapins. Il n’y avait pas de gare. Nous embarquâmes dans l’interminable convoi fait de voitures de toutes sortes. Avec les camarades, je fus chargé sur une plate-forme semblable à celle qui, il y avait bien longtemps, nous avait transportés de cette même Pologne en Russie. Aujourd’hui, il n’y avait plus de crainte pour nous d’aller en Russie. Il n’y avait plus de place pour le feldgrau dans ce pays. Aujourd’hui le train roule vers le nord, lentement, avec précaution. La voie pouvait être minée et du ciel pouvaient descendre mille désagréments. Nous remontâmes jusqu’à Lodz, et à Lodz je vis des choses surprenantes.

Nous séjournâmes à peu près trente heures dans cette ville. Le front n’était pas loin et, comme dans toutes les villes proches des opérations, un grand mouvement militaire s’effectuait. Ici, comme plus au sud, on triait, on regroupait. On rayait trente, quarante, cinquante pour cent des noms, figurant sur les listes d’effectifs lorsqu’on les comparait aux groupes amoindris auxquels elles devaient correspondre. Par contre, des soldats aux noms déjà rayés, portés disparus, surgissaient du néant, ressuscités.