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Le groupe « Gross Deutschland » possédait, lui aussi, son quartier de ralliement. Il tenait ses appartements dans une confiserie, vidée de toute marchandise, dans la loge attenante d’une concierge et le prolongement d’un vaste couloir. Un grand panneau correctement badigeonné noir sur fond blanc, et un casque blanc stylisé, emblème de l’unité, surmontaient le portail intact sous lequel veillaient deux sentinelles en tenue réglementaire.

— Gross Deutschland division, murmura Lensen. C’est ici.

Il y avait une heure et demie que nous tournions en rond dans la ville quasiment abandonnée des civils, à la recherche du centre de regroupement en question. Le lieutenant Wollers présenta à l’officier la liste des hommes qu’il avait derrière lui, avec les numéros de compagnies, des régiments, voire des groupes. Nous étions environ deux cents.

— Voici la liste de mes compagnons, Herr Hauptmann.

— Mais ce sont des Ruskis que vous me ramenez, Herr leutnant, fit le capitaine en profilant son regard sur le groupe vêtu à la diable que nous formions.

Beaucoup d’entre nous avaient en effet revêtu des vestes russes matelassées.

— Je m’excuse, Herr Hauptmann, il y a eu une pénurie de vêtements.

— Une grande pénurie, dit en souriant l’officier. Enfin, je vous enverrai faire un tour en magasin, vous verrez bien s’il reste quelque chose. Vous ne serez pas longtemps ici, il vous faudra faire vite.

Nous gagnâmes, dans une rue adjacente, ledit magasin qui était, somme toute, bien mieux approvisionné que celui des unités sans appellation. Nous demeurions une unité d’élite ! Quelques-uns reçurent un maigre approvisionnement. Tandis que nous patientions, nous vîmes s’engouffrer dans une grande cour d’usine, une partie des effectifs d’un nouveau bataillon du Volkssturm. Éléments récemment mis sur pied par le Führer, ultimes réserves battant le record des Marie-Louise de la fin de l’Empire napoléonien. Nous dûmes ouvrir des yeux un peu plus grands pour mieux nous rendre compte de quel genre d’hommes était formé ledit bataillon.

Certaines silhouettes, voûtées, jambes arquées et rides abondantes, portaient par-dessus leurs soixante ou soixante-cinq ans, le feldgrau et le mauser à l’épaule. Mais plus surprenants encore étaient les jeunes, les tout jeunes. Pour nous autres, qui avions conservé nos dix-huit, dix-neuf et vingt ans au prix de mille périls, le terme jeune signifiait l’enfance et non l’adolescence dans laquelle nous stagnions encore en dépit de nos illusions perdues. Il s’agissait vraiment d’enfants qui côtoyaient ces vieillards aux regards souffreteux. Des enfants dont le plus vieux atteignait à peine seize ans. Mais je ne mens pas en affirmant que certains avaient treize ans à peine. On les avait vêtus hâtivement d’uniformes usagés destinés à des hommes et armés d’un fusil parfois aussi grand qu’eux. Cela avait quelque chose de comique et de déchirant à la fois. On ne pouvait lire qu’une inquiétude dans leurs yeux : la même que celle des bambins à la rentrée des classes. Aucun d’eux ne pouvait imaginer l’impossible aventure qui les attendait. Certains riaient et chahutaient, oubliant totalement l’enseignement militaire – inassimilable pour leur âge – qu’on leur avait enseigné en trois semaines à peine. Des détails émouvants soulignaient le premier acte de la tragédie dans laquelle allaient être entraînés ces enfants. Nombre d’entre eux portaient dans le cartable récemment vidé de toutes les affaires scolaires, quelques provisions ou vêtements, fourrés à l’intérieur par une main maternelle. On s’échangeait même des bonbons à la saccharine accordés par les répartitions alimentaires aux moins de treize ans. Et les vieillards, mêlés à ces jeunes pousses, les regardaient avec des airs d’incompréhension.

Qu’allait-on pouvoir faire de ces troupes ? En quel lieu allait-on attendre quelque chose d’elles ? Comment allaient-elles faire la guerre ? À ces questions on ne trouvait pas de réponse. Alors, allait-on les sacrifier, pour arrêter l’armée rouge, avec laquelle toute comparaison apparaîtrait tragiquement ridicule ? La guerre à outrance allait-elle aussi dévorer ces enfants ? Démentielle ou héroïque Allemagne, qui pourra jamais juger ce sacrifice absolu ? Un long silence s’était étalé sur nous. Nous ne pouvions plus rien faire d’autre qu’écouter et regarder les derniers moments de cette prime jeunesse.

Quelques heures plus tard, nous fûmes acheminés sur un nouveau point de regroupement à quelques kilomètres de la Vistule, dans un bourg du nom de Medau. Nous trouvâmes une grosse formation de notre division mère qui nous avait depuis si longtemps abandonnés dans le sud. Nous retrouvâmes même notre régiment ! Des noms d’officiers connus ! Les services auxiliaires de notre unité autonome avaient fait des prouesses d’imagination pour maintenir à travers la tourmente une organisation valable. Nous fûmes très surpris de constater que la division Grande Allemagne avait encore une puissance assez considérable et cela nous remonta un peu le moral.

Nous avions d’ailleurs besoin de nous raccrocher à une forme quelconque de solidité pour ne pas accepter de but en blanc la tragédie environnante, le combat désespéré, la captivité ou la fin tout court. Nous retrouvâmes donc là, sur les bords de cette Vistule, qui fut, pour ainsi dire le berceau des hostilités, des compagnies reformées de jeunets comme je viens d’en citer, et incorporés parmi nous pour boucher les trous béants que la guerre avait creusés dans notre division d’élite. Nous retrouvâmes des gueules connues et notamment celle de Wiener, oui.

Wiener, l’ancien, qui fut au moins aussi surpris que nous de nous retrouver réciproquement vivants.

— Nous sommes vraiment indestructibles ! s’exclama-t-il. Quand je vous ai quittés sur le second front du Dniepr, tout était si noir que j’ai pensé ne plus jamais vous revoir.

— Il en manque, annonça Wollers.

— Et il en reste, mein Gott ! leutnant.

Nous mîmes Wiener au courant de la mort de Wesreidau, de Frösch… De son côté, l’ancien cita des noms que nous devions aussi oublier. Les deuils les plus éprouvants passaient sur nos gueules creusées sans y ajouter une autre expression. Nous pressâmes August Wiener de questions sur l’Allemagne, sur la vie civile, sur les civils. Nous avions tous mille raisons d’être inquiets. Chacun suivait le mouvement des lèvres de notre ami. Nous cherchions à comprendre tout ce que ses paroles insuffisantes ne parvenaient pas à expliquer.

— J’ai été soigné en Pologne, récitait l’ancien. À l’hôpital militaire de Kansea. J’avais tellement perdu de sang et j’étais si déficient qu’ils m’ont presque abandonné pendant deux jours. Deux jours atroces ! Je n’aurais jamais cru que cette chienne de vie soit aussi solidement accrochée à moi. Ça aurait pu être simple, n’est-ce pas ?… hein, un grand soupir et hop, le trou à chaux. Finish ! Eh bien non, j’ai grogné huit ou dix jours, surtout deux. Infection, transfusion, désinfection, réinfection, et me voilà à nouveau avec vous dans la merde d’automne. Et maintenant, je supporte mal les nuits des saisons humides. C’était fatal, rhumatisme.

L’ancien se laissait de nouveau aller à ses plaisanteries de désespéré.

— Mais tu as bien été convalescent, tu as bien été en perme, non ?

— Mais oui, Halls, que j’ai été en Allemagne. J’y suis allé en « permission de convalescence ». Eh ! Eh ! À Francfort, mais oui, les gars ! Pas sur le Main, sur l’Oder. J’aurais pu aller plus loin, mais je n’avais aucune raison d’aller ailleurs. Nous étions dans un lycée pour fillettes, hélas ! vide de fillettes. Assez mal nourris, mais on nous foutait la paix. Au fait, avez-vous remarqué, ricana l’ancien, il me manque une oreille…