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C’était vrai, il lui manquait l’oreille droite et le crâne à cet endroit-là, apparaissait presque brillant, sous une peau rose pâle qui semblait prête à se déchirer. Nous l’avions tous vu sans le remarquer vraiment. Il y avait tant de types à qui il manquait quelque chose ici que personne n’y prêtait plus guère attention.

— C’est vrai, déclara Prinz, de ce côté-là on croirait que tu es mort.

L’ancien ricana.

— C’est parce que tu vis trop avec les morts que tu finis par en voir partout.

— Cesse de déconner, gueula Solma, parle-nous du pays.

— Ah, oui, c’est vrai…

Il y eut un silence qui sembla s’éterniser.

— Faut pas vous faire trop d’illusions, les gars, ce n’est pas la planque non plus là-bas.

— Comment est Francfort ? lança l’adjudant Sperlovski en bousculant tout le monde. (Il était de Francfort, probablement sa famille y demeurait-elle encore.)

Le regard de l’ancien quitta les uns et les autres et se perdit à l’intérieur de lui-même.

— Le lycée était de l’autre côté de l’Oder, à l’est, sur une colline. On pouvait voir une grande partie de la ville… Elle était grise. Grise comme un arbre mort. Des grands murs se dressaient, noircis par les incendies antérieurs. Et il y avait des gens qui vivaient là-dedans comme les landser dans les Graben.

Sperlovski écoutait et tous les traits de son visage étaient agités d’un frémissement.

— Mais la chasse, la Flak… rien ne s’oppose donc à ces salauds ? bafouilla-t-il en proie à un énorme désarroi.

— Si, bien sûr, mais dans de telles disproportions…

— Ne soyez pas trop inquiet, Sperlovski, risqua le lieutenant Wollers, votre famille a certainement été évacuée à la campagne.

— Mais non, lança l’adjudant aux abois, ma femme m’a écrit, elle est réquisitionnée sur place. Personne n’a le droit de quitter son travail.

Wiener se rendait compte du désespoir qu’il venait de provoquer chez ceux qui n’étaient là que pour espérer des nouvelles apaisantes, mais lui, plus rien ne semblait l’accabler davantage.

— C’est la guerre à outrance, continua-t-il, inhumain. Rien n’est laissé de côté. Le soldat allemand doit pouvoir tout endurer.

Sperlovski s’était éloigné, le regard perdu, la tête en folie, le pas hésitant comme un homme ivre.

Le soldat allemand doit pouvoir tout endurer dans ce monde qu’il a créé. Il n’est fait que pour ce monde. Pour le reste, il est inadaptable. Lensen était immobile comme une pierre, il écoutait l’ancien et son visage était d’une dureté obstinée.

— En est-il de même pour toutes nos villes ? questionna Lindberg, le peureux.

Il songeait sans doute à sa ville et à son lac de Constance.

— Je n’en sais rien, répondit l’ancien, mais c’est possible.

— Au moins, on peut dire que tu sais remonter le moral, fit Halls, énervé.

— C’est la vérité que tu veux savoir ou veux-tu entendre des fadaises ?

Moi, je voguais dans le brouillard. Un peu plus de gravats par-ci, un peu plus de débris par-là… notre existence était jalonnée de ruines. Je ne parvenais plus à être plus désappointé. Avant de plaindre le monde souffrant, il fallait déjà que je retrouve mon équilibre. Je songeais bien à Paula, mais j’étais depuis si longtemps sans nouvelles que je me demandais si j’aurais été capable de lire correctement un courrier arrivant subitement. Les mauvaises nouvelles s’accumulaient sur moi, comme l’eau qui coule d’une gouttière dans un baquet. À un moment le baquet déborde, et toutes les cataractes du monde ne changent plus rien à sa capacité.

Et nous nous retrouvâmes sur un des rares trains qui circulaient encore dans cette région, roulant en direction de la Prusse-Orientale, à travers les premiers frimas de ce troisième hiver de guerre. Le cinquième, le sixième pour certains. Nous roulions de nuit, tous feux éteints, car l’aviation russe, qui occupait nos bases de Pologne, était particulièrement virulente, le jour. Direction la Prusse, la Lituanie, la Lettonie et le front de Courlande où s’accrochaient encore les restants de plusieurs divisions allemandes.

À travers l’obscurité et le brouillard dense, nous pouvions distinguer de très grosses masses de gens qui se déplaçaient à pied à travers ces solitudes du Nord polonais. Nous crûmes d’abord à des unités d’infanterie en marche, mais, à plusieurs reprises, nous pûmes voir de ces groupes assez près pour nous rendre compte qu’il s’agissait de civils. Des milliers de civils en exode, fuyant à travers la nuit et les miasmes, la horde rouge que l’on sentait toute proche. Nous ne pûmes nous attarder sur le spectacle de ces gens, mais nous l’imaginâmes fort bien.

Puis nous franchîmes la frontière de Prusse. Nous jetâmes un œil sur le pays de Lensen et également de Smellens. Deux Prussiens, pure race, qui se retrouvaient soudain sur le sol de leur patrie. Lensen s’était dressé et se penchait à la petite porte du wagon fourgon pour mieux reconnaître et voir son pays. Nous, on s’en foutait un peu. Pour nous, le décor ne changeait guère de celui de la Pologne. Peut-être un peu plus de lacs et toujours autant de forêts.

— Il faut voir ça sous la neige, criait Lensen qui avait subitement retrouvé son sourire. Comme ça on ne se rend pas compte.

Comme nous continuions à être silencieux et maussades, Lensen nous interpella :

— Eh bien quoi ! Vous êtes en Allemagne, bon Dieu ! réveillez-vous. Depuis le temps que vous le souhaitiez.

— En Allemagne orientale ! celle de l’Est ! le front, quasiment ; d’ailleurs je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais moi qui ai une boussole, je constate que nous roulons vers le nord-est. Pas bon du tout, ça, fit Wiener.

Lensen devint une fois de plus rouge de rage.

— Vous n’êtes que des chiens galeux, hurla-t-il, dément, des défaitistes responsables de notre avachissement ! La guerre est déjà perdue dans vos têtes fragiles, mais il va falloir que vous vous battiez ! Coûte que coûte, que vous le vouliez ou non.

— Ta gueule, braillèrent cinq ou six voix. Qu’on nous fasse mener une vie normale de soldat et nous reprendrons le dessus.

— Non, vous êtes des chiens ; depuis que je vous connais vous ne cessez de geindre. Depuis Voronej vous avez perdu la guerre.

— Il y a de quoi, fit Halls.

— Vous vous battrez, c’est moi qui vous le dis, coûte que coûte car vous n’avez plus d’autre issue.

L’ancien se redressa.

— Oui, Lensen, nous nous battrons, car nous ne pouvons pas plus que toi supporter l’idée de défaite. Nous n’avons, hélas ! plus d’autre issue. Moi, en tous les cas, je n’ai plus d’autre issue. Je fais partie d’une machine qui a un sens de marche, et qui ne peut tourner autrement. Il y a trop longtemps que j’en fais partie, tu comprends.

Nous regardâmes l’ancien, un peu interloqués. Nous pensions tous que l’ancien était capable de s’habituer à n’importe quel autre genre de vie. Et voilà que, de lui-même, il annonçait qu’il ne pouvait vivre que pour la cause qui lui avait déjà tellement coûté.

Lensen continuait à grommeler et nous restions perplexes au sujet de l’avenir que l’ancien – en qui nous avions toujours grande confiance – nous avait fait entrevoir. Quant à moi, vue de cette Prusse où nous roulions, la France m’apparaissait désormais sans importance. Cette cause dont venait de parler Wiener, c’était la mienne. Et malgré tous les déboires qu’elle avait pu me causer, je m’y sentais étroitement lié. Je savais que la lutte devenait de plus en plus sérieuse et que nous allions être obligés d’envisager de terribles perspectives. Je me sentais, sans obligation, solidaire de mes compagnons. J’envisageais très sérieusement ma fin, sans trop tressaillir. C’était comme un voile calmant qui tombait lentement sur moi et diminuait mes terreurs passées, présentes et futures. Ma tête semblait emplie d’un épais brouillard blanc laiteux sans joie mais où tout devenait subitement facile, si facile ! Les autres ressentaient-ils la même chose ? Je ne saurais le dire exactement, pourtant notre résignation semblait commune.