Выбрать главу

Nous roulâmes plusieurs heures à un régime réduit. Puis, dans le jour gris d’une matinée brumeuse, le train stoppa. Des ordres nous jetèrent en bas des wagons et nous gagnâmes un camp de baraques en bois qui sentait encore la robuste organisation militaire abandonnée depuis peu. On nous accorda une heure de repos, et nous eûmes droit à un gobelet d’eau chaude dans laquelle flottaient quelques graines de soja.

— Et quand je pense qu’il y en a qui s’engagent dans l’armée à cause de la gamelle, murmura un soldat.

— Doit plus y en avoir beaucoup ces temps-ci, répondit une voix. L’espoir de devenir un bel officier s’envole vite. Pas le temps d’être obergefreiter que le triangle vous est distribué à titre posthume.

Quelques-uns trouvèrent le moyen de se marrer quand même. Puis un major, commandant probablement le camp, nous fit réunir et nous adressa la parole.

— Fiers soldats de la « Gross Deutschland » nous qualifia-t-il. Votre arrivée dans notre secteur nous comble de joie. Nous connaissons votre valeur au combat et nous nous sentons de ce fait très fortement soutenus. Vos camarades des régiments d’infanterie qui se battent dans les forêts polonaises proches de notre frontière, ressentiront certainement, eux aussi, ce que je vous explique. Votre arrivée parmi nous nous réconforte au plus haut point et nous aide dans la tâche si difficile qui nous incombe : être les défenseurs de la liberté allemande et européenne. Liberté que les bolcheviks essaient de nous arracher en employant les moyens les plus démentiels. Aujourd’hui plus que jamais, notre union dans le combat doit être totale et délibérée. Avec vous en plus, nous allons édifier le rempart définitif qui clouera sur place la meute soviétique. Songez, soldats allemands, que vous êtes les pionniers de la révolution européenne et que vous devez vous sentir fiers d’avoir été choisis pour cette tâche, aussi lourde soit-elle. Je vous souhaite donc la plus grande gloire et vous transmets les félicitations, du haut commandement et celles du Führer. Des véhicules et des vivres ont été mis tout spécialement à votre disposition pour vous aider à parachever votre action. Bravo, soldats, et courage. Je sais que tant qu’un soldat allemand veillera, aucun bolchevik ne piétinera notre sol. Heil Hitler !

Nous regardâmes le beau major dans son bel uniforme, ahuris, étourdis, essayant de déchirer le voile d’inconscience qui nous masquait notre vraie valeur.

— Heil Hitler ! brailla un feld voyant que le salut que nous devions rendre au major ne venait pas d’emblée.

— Heil Hitler ! crièrent les héros.

Puis on nous fit changer de place.

— Je suis fou ou quoi, murmura Kellerman. Il comptait sur nous pour lui remonter le moral.

— Ta gueule ! fit Prinz, voilà un autre discours.

Cette fois c’était un hauptmann qui venait de prendre la parole.

— J’ai l’honneur de prendre sous mon commandement les deux tiers de l’effectif de votre régiment et de l’emmener au feu à mes côtés. (Chacun savait ce qui nous attendait, mais cette phrase-là nous fit encore ravaler notre salive.) La division entière va opérer dans un secteur situé un peu plus au nord. Elle sera fractionnée en plusieurs tronçons afin de porter des coups disséminés au boutoir russe terriblement puissant par ici, souligna-t-il. J’attends de vous le plus vif courage et même des actions d’éclat. Il le faut ! Nous devons stopper le Russe dans ce secteur. Aucune négligence, aucun manque de sang-froid ne sera pardonné à quiconque. Trois officiers pourront former à tout instant un tribunal militaire et sanctionner sur l’heure…

(Frösch, mon pauvre Frösch ! Combien étaient-ils pour décider de te pendre ?)

— Nous vaincrons ici, ou la honte nous poursuivra. Jamais, vous m’entendez, jamais un bolchevik ne foulera le sol allemand. Maintenant, camarades, j’ai de bonnes nouvelles pour vous. Il y a du courrier, des citations, et des élévations de grade pour certains. Avant de donner libre cours à votre joie, vous devrez vous présenter au magasin d’approvisionnement pour y toucher des vivres et des munitions. Disposez. Heil Hitler !

Nous rompîmes les rangs sans pouvoir envisager clairement la situation.

— Ça promet, fis-je.

— Un salopard qui souhaite nous voir tous crever, grogna Halls.

Nous formions maintenant une interminable queue devant un grand baraquement.

— Et dire que c’est ça qui va remplacer Wesreidau. J’ai l’impression qu’on va en voir comme on en a pas encore vu, Prinz.

— C’est pas possible, on a tout vu.

— C’est un fou, grommela Halls.

— Non, il a raison, lança quelqu’un derrière nous.

Nous nous retournâmes perplexes.

— Il a raison, continua l’ancien, ce sera là ou jamais. Je ne peux pas vous expliquer cela comme ça, mais il a raison.

De plus en plus interloqués, nous continuions à dévisager notre camarade, sans mot dire, sans comprendre son attitude soudaine si différente.

— Je vous en reparlerai, continua Wiener. Je vous en reparlerai. Pour le moment, vous êtes trop cons pour comprendre.

Ma Paula,

Je lis actuellement tes lignes désespérément attendues. Je lis et relis ces phrases et j’oublie la terre froide ainsi que l’Est chargé d’une menaçante rumeur.

Ces lignes sont en mes mains comme un miracle venu du ciel.

Je n’attends plus rien du monde civil, dont il nous semble nous être désolidarisés. Je lis tes lignes comme notre camarade Smellens récite des prières, lui qui a la chance d’être croyant.

Rien n’arrange plus rien, Paula. Les prières sont comme la vodka, elles adoucissent le froid pour un moment.

Le bonheur est arrivé pour nous à son extrême relativité. Il existe avec le jour qui se lève, car la nuit nous fait déjà croire à la mort.

J’ai été nommé obergefreiter, et, quoique le galon soit encore dans la poche gauche de ma vareuse, je me sens plus fort.

Je crois que nous sommes devenus de véritables hommes dans ces moments si difficiles.

Cette rumeur demeure, Paula… Ce n’est peut-être que le vent.

J’aimerais tant te lire encore…

Il y avait déjà plusieurs jours que nous battions de nouveau en retraite. Jamais un bolchevik ne devait piétiner le sol allemand. Pourtant en cinq ou six points, trois puissantes armées soviétiques avaient déjà pénétré d’une cinquantaine de kilomètres sur ce sol sacré entre tous. Ces trois armées avaient passé au laminoir les héroïques défenseurs, dont les survivants traînaient, à bras d’hommes et à travers un paysage d’automne, l’ultime matériel qui justifiait encore notre état militaire.

Je ne peux, à mon grand regret, retracer par le détail le chaos de ces âpres moments. Mais je puis déjà indiquer la disparition de camarades comme Prinz, Sperlovski, Solma et aussi Lensen qui, malgré les apparences, fut vraiment un ami. C’est d’ailleurs à ce dernier que je veux rendre hommage en retraçant la tragédie de sa fin – que je revois encore clairement aujourd’hui parmi tant d’autres, et qui, du même coup, servira à définir celle de ces autres. Quoi que Lensen ait pu penser de moi en certains moments, je reste persuadé qu’il fut pour nous tous et pour son pays un homme très brave qui aurait, sans hésiter, sacrifié sa vie pour sauver le plus méprisable d’entre nous. Sa fin le prouve d’ailleurs passablement et je lui dois peut-être l’occasion d’écrire tranquillement ces lignes à l’heure actuelle.