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Lensen n’aurait certainement jamais pu accepter la vie actuelle et toutes les concessions que les ex-combattants de l’Est sont obligés de faire aujourd’hui. Tout comme l’ordre pour lequel il a souffert, il était irréversible. Les hommes d’une idée ne peuvent vivre que par cette idée et pour cette idée. Au-delà il n’y a rien, rien que leur souvenir.

Notre opération pour secourir le front de Courlande avait échoué. Les Soviets, dans leur poussée irrésistible, avaient atteint la Baltique en plusieurs points. Lesquels exactement, je ne saurais les préciser. Le fait est que le front nord était maintenant scindé en deux. La partie extrême nord, quelque part autour de la baie de Riga, en Lettonie, au moins jusqu’à Libau. L’autre partie nord, celle où nous étions, devait étaler un front sans cesse rétréci, en deçà de Libau, en Prusse et en Lituanie, se raccrochant plus au sud à la Vistule où se déroulaient des combats effroyables.

Notre division, qui s’était répartie en une multitude de petites pointes destinées à désemparer l’ennemi en l’attaquant de toutes parts, avait essuyé, en majeure partie, des offensives sans succès qu’il avait fallu transformer hâtivement en défensive. À l’heure qu’il était, cette division essayait précipitamment de se regrouper pour aller édifier un front de défense à une soixantaine de kilomètres plus au nord-ouest. Les mauvaises routes, le manque de carburant, la boue, les communications problématiques finissaient de ralentir une manœuvre qui, dans les meilleures conditions, n’aurait suscité aucune perte de temps. À cela, il fallut compter avec l’aviation ennemie, de plus en plus active dont chacune des sorties ajoutait un funeste désarroi parmi nos colonnes déjà affaiblies. Les colonnes massives étaient d’ailleurs déconseillées par nos officiers ; il fallait au contraire disséminer notre retraite alors que l’ordre du G.Q.G. invitait au regroupement. L’idée de nos officiers était valable en ce sens que nous offrions moins de prise aux masses aériennes ennemies. Par contre, lorsqu’un détachement blindé ennemi tombait sur le dos de deux ou trois compagnies égarées, les conditions de survie de ces dernières devenaient plus que problématiques. C’est ainsi, dans un village aux bâtisses largement éparpillées, que se déroula le drame qui faillit faire rayer le nom de notre groupe de la liste de la division.

— Je suis déjà venu par ici, jurait Lensen aux prises avec le mal du pays. J’en suis convaincu. Tout est évidemment si différent que je ne peux rien reconnaître par le détail, mais je sais que par là il y a tel et tel village. (Il citait des noms.) Vous voyez, les gars, insistait-il, mon bled se situe à environ cent ou cent vingt kilomètres de là. (Il indiquait le sud-ouest.) Par-là, il y a Königsberg, j’y suis allé plusieurs fois, et une fois à Cranz. Il y faisait un temps de chien, on s’est tout de même baigné.

Il riait, nous l’écoutions.

Malgré l’accablante retraite, malgré l’engourdissement du froid, Lensen avait ressuscité sur le sol de sa patrie. À lui seul, il comblait l’angoissant silence des abords de ce village vidé la veille de ses habitants. Trois cents types, plus ou moins éparpillés, éreintés par une marche d’une vingtaine de kilomètres faits depuis l’aube à travers des terrains délavés, patientaient, recroquevillés sur eux-mêmes, en attendant la problématique distribution de nourriture de 11 heures. Seul, Lensen allait de long en large, le long de ce mur d’étable où chacun avait posé son cul sur les pierres à l’abri du rebord du toit qui les avait préservés de la pluie intermittente. Nous écoutions Lensen. Au sud-est, des détonations plus ou moins sourdes, plus ou moins espacées, étaient audibles. Nous n’y prêtions plus aucune attention. Ce fond sonore était devenu le fond sonore de notre existence. Par habitude, tout ce qui ne se produisait pas dans un périmètre offrant un réel danger ne provoquait plus de réaction chez les landser. Indépendamment de la rumeur à l’est, tout était silencieux. Nous étions un peu comme ces gens d’aujourd’hui, qui goûtent la tranquillité et le silence en persistant à faire fonctionner un électrophone. Ces gens ont besoin de cela pour goûter la quiétude, ou peut-être craignent-ils le véritable silence. Quant à nous, hélas ! l’intensité du fond sonore ne dépendait pas de notre volonté et en fait, nous nous en serions bien passé.

Hormis donc Lensen qui discourait, rien ne se produisait. À vingt-cinq mètres, une demi-douzaine des nôtres mettaient au point la distribution du déjeuner. Plus loin, des types en groupe faisaient très sérieusement leurs besoins. Les autres, comme je l’ai dit, se reposaient, les yeux mi-clos ou dans le vague de tant de fatigues. L’automne mélancolique nous transmettait son humide fraîcheur. Tant d’incommodités passées nous faisaient apprécier des conditions qui, de nos jours, soulèveraient un mouvement de charité.

Au travers de notre torpeur insensible, des types souffraient, pleuraient. Des blessés geignaient, d’autres mouraient. Cela n’empêchait plus personne de dormir quand il y avait possibilité.

Les premières distributions se faisaient : une saucisse entourée de cellophane et bourrée de purée de soja, pour deux et froide, ça va de soi. Au long de la retraite, les gars du service popote avaient, dans un esprit de conscience professionnelle émouvant, récolté des pommes ridées. Ils en avaient rempli un side-car et les distribuaient maintenant aux copains.

Quatre soldats enjambaient là-bas une clôture. Ils semblaient hors d’haleine. Lorsqu’ils eurent rejoint les bâtisses où nous somnolions, ils firent de grands gestes. L’un d’eux parla sans élever de trop la voix.

— Ivan !

D’un seul coup, la masse engourdie des hommes se dressa.

Nous savions de quel danger cuisant pouvait être faite la minute qui suivait. L’instinct de bête traquée avait fait déjà s’éparpiller tout le monde. Chacun avait gagné un endroit où le moindre détail pouvait être une protection quelconque. Ceux qui avaient eu la chance d’avoir reçu leur ration de nourriture l’avalaient hâtivement. Le lieutenant Wollers venait de nous rejoindre dans un renfoncement à l’abri d’un toit. Son radio de campagne, qui ne s’éloignait jamais de lui, émettait déjà l’alerte. Nous attendîmes dans le silence une dizaine de minutes. Rien ne se manifestait. Les Russes n’étaient pourtant probablement pas loin. Nos sentinelles les avaient signalés, des chasseurs à pied. Une section ? une escouade ? un régiment ou dix ? Personne ne pouvait répondre à la question. Hâtivement des patrouilles furent formées. Il fallait savoir si nous devions résister à des groupes sans importance ou décrocher rapidement devant une meute considérable.

Les six types qui entouraient Wollers furent envoyés du côté de la clôture d’où avaient surgi nos sentinelles.

J’étais de cette expédition.

Deux autres groupes de même importance furent envoyés dans d’autres directions. Retraduire mon inquiétude serait malvenu et prendrait l’aspect d’un rabâchage. C’était la même que celle ressentie à Outcheni, à Bielgorod, dans le hangar aux partisans, etc.

Comme les autres, j’en avais pris mon parti. Elle appartenait aux sales moments de l’existence, à cette espèce de saloperie d’impression que fait un réveille-matin qui vous arrache à votre sommeil pour vous envoyer au-devant d’une obligation désagréable. C’est un peu cela, multiplié par cent.

Nous longeâmes l’autre côté de l’étable où nous somnolions peu de temps avant, et débouchâmes dans un terrain vague où s’empilaient de vieilles charpentes de toits.