Ainsi mourut Lensen sur ce sol de Prusse, là où il avait souhaité mourir.
Pour nous, la terreur continuait. Et si les chars quittaient la place pour poursuivre leur avance, nous transpirions de terreur en pressentant l’arrivée des troupes à pied. Une peur intraduisible nous faisait jeter des coups d’œil épouvantés à droite et à gauche. Quand je dis nous, je ne parle que du compagnon qui occupait avec moi le même retranchement et de mes deux chasseurs qui restaient figés, aussi immobiles que les souches d’arbres, parmi lesquelles ils s’étaient réfugiés.
Qu’était-il advenu de Lindberg et du sixième de mon groupe ? Ils étaient probablement écrasés sous les décombres de la bâtisse que le char avait éparpillés. Pour le moment, je ne pouvais faire d’autre déduction que celle-ci. Je savais aussi que le groupe du chemin avait été anéanti et que ce pauvre Lensen avait eu une fin épouvantable. Où se terraient ses protecteurs ? Peut-être gisaient-ils, eux aussi, parmi les ruines de la ferme criblée d’impacts… Les pensées comme les déductions couraient dans ma tête affolée. Se fondre sur le sol gris clair alentour, où toutes les proéminences ressortaient en sombre très contrasté, paraissait difficile. L’idée de fuite précipitait dans ma tête une foule de possibilités qui s’avéraient rapidement irréalisables. Courir jusqu’au bois de sapins à gauche représentait trois cents mètres quasi à découvert. Les popovs m’auraient vu avant que j’aie parcouru la moitié du chemin. Il y avait encore la fumée des incendies des chars qui flottait sur tout le décor, mais cette fumée montait verticalement et n’estompait pas le terrain.
Je me sentis, brusquement, égoïstement, pris au piège. Sûr d’y passer. Si sûr que, subitement, comme un fou j’attrapai mon compagnon par le bras et je lui commandai de me tirer une balle dans la tête. L’autre, qui connaissait la même angoisse, tourna vers moi son visage bouleversé.
— Non, murmura-t-il, non, je ne pourrai jamais. Mais tue-moi si tu veux, oui, tue-moi !
Dilemme affreux, grotesque à raconter. Nous restâmes l’un face à l’autre, nous regardant avec un air maudit, méprisant, plein de hargne et de rancœur. Chacun de nous faisait peser sur l’autre la sale responsabilité du moment.
— On va crever ici, sale cochon, grognai-je. Descends-moi, c’est moi qui commande.
— Non, non, arrête, je ne peux pas, larmoyait l’autre.
— Tu as peur de rester seul, voilà tout.
— Oui, et toi aussi.
— Mais enfin tu ne vois donc pas qu’il n’y a pas d’autre issue ?
Le bruit d’un combat nous arriva. Il venait du nord, c’est-à-dire de derrière nous.
— Ils ont sans doute rejoint la compagnie, pensais-je, les fumiers !
Le tumulte continuait. Nous nous regardions l’un et l’autre, immobile, silencieux. Il n’y avait plus rien à dire. Tout, depuis longtemps avait déjà été dit.
Puis, mes deux chasseurs vinrent nous rejoindre. Lindberg non plus n’était pas mort. Il émergea des ruines, traînant à ses côtés son camarade dont le visage était tuméfié. Nous nous retrouvâmes tous dans le même trou. À cet instant, l’un de nous aperçut des hommes qui s’éclipsaient des restes de la ferme et qui, par des bonds précautionneux, gagnaient le bois à cent cinquante mètres plus à gauche.
— Ce sont les gars de la protection de Lensen, observa quelqu’un, ils se sauvent vers le bois.
— Il faut y aller aussi, supplia Lindberg, les Russes vont arriver.
— Facile à dire, constatai-je, mais regarde la distance à découvert que nous avons à parcourir, les popovs auront tôt fait de nous remarquer.
Personne ne pouvait rejeter mon observation. Les regards allaient du bois de sapin à la lisière du village en passant sur moi. Que ne suis-je suffisamment maudit pour ne pas avoir, à cet instant précis, à ce moment particulier, su imprimer à d’autres hommes ce qu’il est bon de faire dans de telles circonstances. Que n’ai-je eu cette ardeur de décision, cette volonté qui persuade les autres, pour prendre sous ma responsabilité l’avenir du groupe que l’on m’avait confié. Je demeurais là, inerte, incapable d’engager ou de dégager ceux qui attendaient de moi une quelconque initiative. Le blasphème que Lensen avait proféré à mon égard s’abattait sur moi, sur le commandement qu’on avait risqué de me confier et que j’étais incapable de mener.
Et c’était ici, à cent mètres de la tombe héroïque de Lensen, que se manifestait mon incapacité. C’était comme un symbole.
Je demeurai là, affligé, terrassé par mille misères de toutes espèces, pleurant à l’intérieur de moi de lourdes larmes de détresse.
Je sentais que mes compagnons allaient prendre d’eux-mêmes une décision que je n’étais pas en mesure de leur imposer avec l’autorité d’un chef. N’étais-je donc qu’un lâche ? N’étais-je pas, en fait, tout aussi méprisable que Lindberg dont la peur trop apparente nous avait si souvent écœurés ? Ce n’est plus la mort que je souhaitais, je maudissais mon existence, mon existence inavouable. Cette existence qui prenait l’aspect de cauchemars successifs.
Aujourd’hui, en ce moment crucial, j’échouais. J’échouais dans tout ce que j’avais espéré des hommes comme pour moi-même.
Dodelinant de la tête comme l’ivrogne au moment où l’alcool transforme son hilarité en une tristesse désespérée, j’étais là, conscient de tout, j’étais là, immobile, vaincu, écrasé par une panique insurmontable, déplorable. Et je n’y pouvais rien. Jamais je ne me pardonnerai cet instant dont la réalité me toucha au plus intime de moi-même.
Les minutes passaient sans apporter de changement à mon état, des minutes qu’il aurait fallu utiliser avec rapidité et lucidité. La peur continuait à me clouer là, au milieu de cinq autres désespérés prêts à la pire démence. Mon regard ne cherchait plus à percevoir le danger extérieur qui allait surgir. Il était tourné vers moi, à l’intérieur de moi-même, et il n’y constatait que ma détresse.
Il y eut d’autres bruits de chars, des grincements et des moteurs qui rugissaient. Un tremblement m’envahit sans que je puisse me détourner de mon obsession. Les autres s’agrippèrent entre eux, le visage révulsé, prêts à hurler.
Lindberg se dressa malgré lui. Il voulait voir, il voulait voir comment cela allait se passer. Il avait égaré son fusil, il ne songeait pas à sa défense. Une malsaine observation s’était installée dans sa cervelle bouleversée. Il retomba en avant sur le bord du trou, agité lui aussi d’un tremblement insurmontable. Il bégayait et pleurait en même temps. Mon compagnon du début venait de crisper ses poings sur les manches de deux grenades. La mort s’approchait à grands pas. Je ressentais cette fois sa présence à travers un horrible frisson.
Le canon cognait à nouveau de toutes parts. Les explosions toutes proches achevaient de détruire notre restant de lucidité. Nous n’étions plus en état de comprendre quoi que ce fût. Le bruit d’un véhicule tout proche persistait. Les aboiements des pièces légères persistaient. Nos regards immobiles restaient fixés sur le camarade muet d’effroi. Des paroles vinrent à nos oreilles incrédules. On parlait allemand derrière la bâtisse écroulée, auprès du véhicule qui ronronnait. D’autres bruits de chars vrillaient l’air à travers le hachement des armes automatiques. Nous restions là, engourdis, raidis par une peur trop intense. Un homme se pencha sur notre trou. Un officier. Un officier allemand. Nous l’aperçûmes sans le voir. Peut-être nous crut-il morts. Il continua son chemin. Seulement quelques minutes plus tard, deux Panzergrenadiers descendirent dans notre trou ; nous les suivîmes docilement.