Memel en ruine ne peut ni abriter ni contenir cette importante partie de la population prussienne qui s’est réfugiée dans son enceinte. Cette population, à laquelle nous ne pouvons apporter que des secours virtuels, paralyse nos mouvements, endigue notre système de défense déjà si précaire. Dans le demi-cercle de défense, vibrant du tonnerre des explosions qui couvrent les cris de toutes sortes, troupes anciennement d’élite, unités du Volkssturm, mutilés réengagés dans les services d’organisation de défense, femmes, enfants, nourrissons et malades sont crucifiés sur la terre qui gèle, sous un toit de brouillard qu’illuminent les lueurs des incendies, sous le blizzard qui frôle d’une caresse froide l’avant-dernier acte de la guerre. Les rations de nourriture sont si maigres que ce qui est occasionnellement distribué en une journée pour cinq personnes ne suffirait plus aujourd’hui à la collation d’un écolier. Des appels à l’ordre et aux restrictions sont sans cesse diffusés à travers la brume qui masque en partie le drame. De nuit comme de jour, des embarcations de toutes sortes quittent Memel avec un chargement maximum de monde. De nuit et surtout de jour, l’aviation soviétique les harcèle. Les énormes files de réfugiés, que l’on essaie vainement de recenser et qui s’avancent vers les pontons d’embarquement, offrent des cibles immanquables aux pilotes moujiks. Les impacts ouvrent des espaces épouvantables parmi la foule hurlante qui plie et meurt sous les coups, mais demeure sur place avec l’espoir féroce d’embarquer prochainement. On encourage à la patience, on invoque une fois encore le problème des super-restrictions. En fait, on propose à ces gens martyrisés de jeûner, en attendant la délivrance. Le drame est si grand, que l’héroïsme devient banalité. Des vieillards se suicident, des femmes également, des mères de famille abandonnent leurs enfants à une autre mère en la priant de faire bénéficier son enfant de la ration qui lui aurait été accordée. Une arme ramassée près d’un soldat tué fera l’affaire. L’héroïsme se mêle au désespoir. On encourage les gens en leur parlant de demain, mais ici tout perd de son importance.
Et les martyres assistent bien souvent au suicide de leurs semblables sans presque intervenir. Certains, dans un accès de démence qui atteint je ne sais quel stade, vont se tuer sur les silos de morts qu’une aide civile regroupe par endroits. Peut-être pour faciliter la tâche de cette entraide. La capitulation, quelle qu’elle soit, mettrait un terme à cette effroyable panique. Mais le Russe a inspiré une telle terreur, manifesté une telle cruauté que l’idée n’effleure plus personne. Il faut tenir, tenir coûte que coûte, puisque nous serons finalement évacués par la mer. Il faut tenir ou mourir. Le haut commandement a peut-être une autre idée, il pense peut-être conserver la forteresse de Memel pour la transformer en tête de pont, d’où partirait une contre-offensive destinée à scinder la progression soviétique.
Utopie ! Ici, parmi ceux qui supportent le poids du calvaire, personne n’y croit. Pourtant des forces armées débarquent encore à Memel en contrepartie des civils qui partent. Pour nous, elles ne viennent que pour consolider nos positions. L’idée d’une contre-attaque paraît si invraisemblable !
Ici, on se bat avec une opiniâtreté que vénère le haut commandement, uniquement avec l’espoir qu’il restera quand même une chaloupe pour nous évacuer, après que le dernier civil aura quitté Memel. Donc, il faut tenir, même si le désespoir nous a désolidarisés de toutes les conditions humaines. Ici, l’homme le plus banal, le moins courageux se bat par définition. À Memel, il n’y a plus de place que pour ceux qui combattent. Les enfants, les toutes jeunes filles ont séché leurs larmes et courent soigner les blessés, distribuer les rations en résistant au désir de les dévorer. Ces enfants ont repoussé à l’intérieur d’eux-mêmes l’émotion, l’effroi, la peur si justifiée. Ils courent aux occupations que leurs aînés débordés leur signalent, ne discutent plus, ne se plaignent plus. Il faut mourir ou vivre. Toutes les conditions intermédiaires ne peuvent être prises en considération. Il faut mourir ou vivre et tous ces enfants, sans pouvoir en parler ou l’expliquer, le ressentent. Ceux qui auront résisté à cette école dramatique ne pourront jamais plus considérer les difficultés d’une vie normale comme sérieuses. Le peuple allemand est allé vraiment au fond des choses et il m’impose un inéluctable respect que je ne sais plus expliquer.
Parmi le bouleversement des avant-postes, des civils se mêlent parfois aux soldats. Ces civils sont d’ailleurs également des combattants, des femmes s’y mêlent aussi. À force de sacrifices, le front se maintient. Lorsque je dis se maintient, je veux simplement dire qu’il ne s’effondre pas carrément. En fait, il plie en beaucoup d’endroits et se rétrécit toujours. Les interminables fossés antichars, creusés au préalable, contribuent sérieusement à consolider notre défense. Les Russes comptent surtout nous anéantir par l’aviation et leur artillerie lourde qu’ils renforcent sans cesse.
Néanmoins, leurs attaques leur coûtent cher, très cher. Notre front, en se rétrécissant, permet la concentration de notre défense. Les carcasses de chars russes aux alentours de Memel ne se comptent plus. Les chasseurs de chars deviennent aussi nombreux que les fantassins. Des chargements de mines sont acheminés par les civils volontaires et placés devant nos défenses par l’infanterie au cours de petites contre-attaques destinées uniquement à cette manœuvre. Il n’y a guère que contre l’aviation que nous demeurons sans défense. Les chasseurs bombardiers russes s’obstinent dans leurs agressions successives. Au nord-ouest de notre position, les restes de quelques wagons démantelés ont subi en deux jours huit bombardements. Ce qui reste de défense antiaérienne a été massé aux alentours des embarcadères. Là où le péril est le plus grand. Cela offre une réelle difficulté aux pilotes russes qui préfèrent le reste de l’enceinte où aucune défense sérieuse ne peut leur être opposée.
Ainsi, malgré l’enfer, malgré les noms que l’on doit rayer quotidiennement, malgré le froid et les privations, Memel, l’incroyable Memel tient quand même !
Puis, par un après-midi gris, quelques éléments de notre fameuse division sont regroupés en un point précis. On nous approvisionne en munitions offensives et on nous gratifie de deux boîtes de conserve chacun. Peu importe d’ailleurs leur contenu, certains auront un kilo de marmelade de pomme, d’autres un kilo de margarine. Aucune importance, le fantôme de l’organisation militaire allemande agit encore en ces jours de grâce, aux abords d’une ville désintégrée qui s’appelle encore pour quelque temps Memel. Le ravitaillement, rationné certes au maximum, est distribué aux troupes destinées à une offensive. Oui ! car, pour aussi incroyable que cela puisse nous paraître, les vestiges ici présents de l’armée allemande vont tenter une contre-offensive en direction du sud pour établir un contact avec le front de Cranz et de Königsberg. Aux oreilles désabusées des landser d’hier parviennent les directives des officiers qui préparent la manœuvre au sein de leur groupe.
Halls et moi sortons du néant dans lequel nous nous étions résignés à vivre depuis quelque temps. Nos regards incrédules ont accepté depuis longtemps de voir apparaître le plus inimaginable des ordres, mais cette fois, le fait de vouloir nous lancer à l’assaut avec les moyens dont nous disposons nous fait chanceler d’un vertige qu’il ne nous appartient plus de contrôler. L’opération porte d’ailleurs un nom que j’ai malheureusement oublié.