Quelques blindés encore intacts appuieront la progression. Du matériel provenant des rescapés de Courlande et aussi d’Allemagne a même été débarqué. Il va falloir atteindre un village à quinze kilomètres au sud, sur la route qui suit la côte en bordure d’une vaste baie. Le commandant de l’opération choisit un temps affreux pour lancer son offensive. Il neige et il pleut en même temps. Même l’artillerie russe a pratiquement cessé son tir de harcèlement tant les conditions atmosphériques sont désastreuses. C’est précisément cela que comptent exploiter les chefs de notre dernière et folle expédition.
Une douzaine de chars gris sale s’élancent au-devant d’un sort inexorable. Sur leurs flancs, couleur de notre misère, la croix noire est à peine visible. À l’intérieur, sur les postes récepteurs à ondes courtes, les notes de la chevauchée des Walkyries résonnent. Il faut vraiment cela pour aller au sacrifice suprême. Des camions en mauvais état, sur lesquels ont été installées des pièces d’artillerie et des mitrailleuses lourdes, suivent de près et remplacent les défunts caissons chenillés des Panzergrenadiers de la belle époque. La foule des fantassins, à laquelle se mêlent les restants de groupes aériens et marins, courent aux côtés du matériel motorisé. Notre groupe, parmi lequel j’ai la joie en ce moment suprême de reconnaître les visages de Wiener et de Halls, se cramponne sur le châssis nu d’un autocar déshabillé de sa carrosserie.
Avec une facilité dérisoire, notre pointe avancée surprend un camp entier de blindés russes, rangés sous la neige comme pour la parade. Ivan, ahuri de ce coup de main absolument imprévisible, abandonne le camp que nous livrons à un incendie dont les troupes allemandes ont le secret. Un ravitaillement en carburant soviétique permet même à notre offensive d’espérer davantage qu’elle ne le pouvait à son départ. La progression continue malgré la bourrasque démoniaque qui flagelle les mains et les joues des combattants. Plusieurs concentrations russes tombent encore sous nos coups par surprise. Hélas ! l’ennemi est massé aux alentours de Memel, en profondeur.
Les premiers contrecoups ont lieu, et presque immédiatement notre course à l’aventure stoppe. Les premières réactions russes se font entendre. Le déluge le plus impitoyable ne va plus tarder à s’abattre. Les chars russes des bases les plus proches roulent probablement déjà à notre rencontre.
L’heure atteint son point critique lorsque, de la mer, partent des salves d’artillerie. Le mauvais temps nous empêche de voir les bateaux qui voguent à proximité, mais leur tir providentiel s’abat sur le flot russe qui avance. Il s’agit en fait de deux ou trois destroyers ou torpilleurs de la marine, venus tout spécialement appuyer notre manœuvre. Malgré la visibilité nulle, les coordonnées réglées par les blindés des avant-postes ne tardent pas à diriger le feu de la Kriegsmarine d’une façon plus précise. Grâce à cette synchronisation, le boutoir russe est plus ou moins freiné. Peut-être aussi les Russes qui opèrent plus à l’intérieur des terres évaluent mal le tir qui s’abat sur eux et pensent que nous disposons d’une artillerie terrestre importante. Cela ne va d’ailleurs rien arranger. Les popovs emploieront contre nous des moyens encore plus grands. Vers la fin de la journée, notre maigre opération est attaquée sur un flanc de dix kilomètres. C’est beaucoup plus que nous ne pouvons encaisser. Bientôt la moitié de nos chars flambent sous l’orage des orgues de Staline. L’opération échoue, comme prévu, et l’ordre de rebrousser chemin vers Memel est donné. Dix kilomètres à refaire dans l’autre sens, autrement plus difficile qu’à l’aller.
Nous avons abandonné la route qui conduisit notre épique et dernière attaque. Le matériel motorisé persiste à la suivre, faute de pouvoir circuler ailleurs, et se désagrège au fur et à mesure qu’Ivan décharge ses canons. Dans la nuit zébrée de mille lueurs, les feldgrauen époumonés courent à travers les dunes, d’un trou à l’autre, considérant chaque pas vers Memel comme une valeur à peu près sûre. Pour comble, la colonne encore existante est obligée de franchir un tronçon dégagé de deux kilomètres dont les fossés ont été minés le matin même par nos soins.
Deux kilomètres illuminés par les fusées éclairantes, striés d’explosions. La route est peu large mais encore à peu près intacte. Seulement quelques entonnoirs à contourner.
Les premiers véhicules s’engagent plein tube sur l’espace infernal. Ivan n’a pas eu le temps de régler correctement son tir. Ses obus pleuvent d’une façon imprécise. Mais le deuxième rush est mieux accueilli. Deux voitures sont touchées de plein fouet et pulvérisées. Deux autres, criblées d’éclats, parviendront dans la zone moins dangereuse. Les débris des voitures ont obstrué la voie. Nous sommes expédiés pour la dégager. Ivan s’est rapproché et canarde maintenant au lance-grenades et à l’arme automatique. Malgré notre terreur folle, nous essayons de rendre coup pour coup en rampant sur le gravier qui voltige. Les fossés qui pourraient nous servir d’abris sont minés. Nous subissons notre propre piège. Plusieurs des nôtres tombent encore, les bras en croix, le regard une dernière fois fixé sur le ciel sombre et tourmenté. Devra-t-on faire appel aux soins de la Croix-Rouge d’après-guerre pour noter les derniers noms de notre incroyable aventure ? En attendant, nous vivons encore en petit nombre, et ce petit nombre s’accroche à ce qui reste de possibilités de survie.
Nous voici près des deux premières voitures détruites qui obstruent le passage. Alentour, les grenades popovs craquent et illuminent la nuit. Une quadruplée russe effrange le rebord du fossé, heureusement un peu plus haut que la chaussée.
Elle balaie au passage les restes de nos bagnoles qui vibrent et tressautent à chaque rafale. Au pied de ces tôles pratiquement informes, deux hommes, qui croyaient comme nous à une échappatoire, gisent dans leurs haillons d’uniforme et goûtent enfin le repos éternel.
Il va falloir pousser hors du chemin ces carcasses qui gênent le passage, mais si nous nous redressons nous avons cent chances sur cent d’y rester. Une fois encore, Wiener, l’ancien, jaillit du groupe paralysé. À genoux sous la mitraille, il a brandi une grenade qu’il projette sur le premier tas de ferraille. Bien joué, Wiener ! Il fallait y penser ! Hormis quelques déchets parsemés, la première bagnole a été éjectée. La seconde subira le même sort. Une troisième, un camion de trois tonnes cinq, en nécessitera quatre. Nous avons dû, hélas ! achever du même coup les blessés qui gisaient à l’intérieur. C’est encore la guerre ! Heil Wiener, tu nous as sorti du pétrin une fois de plus !
Vers minuit, au plus fort de la tempête, les deux tiers de l’effectif regagnent enfin Memel qui a été mis au courant et qui nous couvre de son feu. Hors d’haleine et transis, nous gagnons les arrières du camp retranché. L’inventaire des manquants se fait dehors parmi les ruines d’une installation balnéaire. Puis, dans la rumeur du front, perpétuellement en contact, nous cherchons le repos du guerrier, même si la chance ne nous fut pas favorable.
Cette chance était d’ailleurs si faible que nous estimons héroïque le fait même de l’avoir tentée.
Le lendemain, vers 11 heures, après avoir terminé notre ration distribuée avant l’offensive, nous sommes réexpédiés sur les postes à défendre. Le repos ne peut être prolongé plus longtemps dans cette situation dramatique. Les civils continuent à être embarqués malgré tout ce que cela représente de risques.
La mer s’est levée et tous les bâtiments sont couverts de givre. Leur chargement humain l’est également au moment de quitter le môle. Les vagues aspergent les visages bleuis des suppliciés sans qu’aucune plainte ne s’élève. Quitter l’enfer de Memel représente un tel avantage que personne ne songerait à se plaindre.