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Nous les soldats, nous continuons à interdire aux Russes l’accès de la ville et de ses alentours. Les possibilités d’évacuation par voie maritime représentent une telle planche de salut que le maximum est fait pour tenir. Des munitions, des vivres et des médicaments nous sont envoyés. Certains jours, le pilonnage des Russes semble faiblir. Malgré le froid, qui augmente sans cesse, la vie nous semble plus facile. Ce que nous ignorons, c’est que les armées soviétiques ont dirigé nettement leurs efforts plus au sud. Königsberg, Heiligenbeil, Elbing et prochainement Gotenhafen se trouvent de plus en plus menacés.

Le problème des réfugiés, comme je l’apprendrai plus tard, sera encore décuplé sur ces points. Les Russes abandonnent donc momentanément Memel pour tailler à fond, en Prusse où une résistance à bout de souffle leur est opposée. Mais rien ne peut y faire. Les trois armées soviétiques redoutablement puissantes qui sont entrées sur le sol allemand disposent de moyens de très loin supérieurs à ceux qui nous restent. En plus, une foi sauvage les anime. Ivan a ajouté à sa bannière les mots « revanche » et « vengeance », et le peuple supplicié de Prusse se souviendra de par la nuit des temps ce que cela veut dire.

Il y a par ailleurs, parmi ces malheureux, des Lituaniens, des Russes antibolcheviks, des Polonais, et même des prisonniers anglais et canadiens qui partagent notre sort ici même à Memel. La terreur du Russe a dépassé l’idée de patrie et les divergences d’opinion ; c’est la terreur à l’état brut et inassimilable. Tout le monde fuit quand plus rien d’autre n’est possible. Même pour des hommes comme les prisonniers anglais et canadiens, la chance d’être distingués par les unités d’assaut moujiks reste problématique. Les femmes de tous âges risquent quant à elles une autre forme d’outrage… Le chiffre des évacués par mer doit atteindre plusieurs millions.

Dans une ruine de maison qui ne dépasse pas un mètre de haut, l’ancien a déposé son F.M. avec beaucoup de soin et d’attention. Du revers de sa main, grise des brûlures successives du froid, il balaie, de temps à autre, les légers flocons qui persistent à s’amonceler sur la culasse de son arme. L’ancien, depuis la dernière attaque au sud de Memel, semble avoir retrouvé tout son calme. L’excitation nerveuse qui ne nous quitte plus ne paraît pas le toucher. Notre ami demeure silencieux et ne prend plus guère part à nos conversations de désespérés. Il semble s’être désolidarisé de nos malheurs. La guerre, le froid, la détresse qui nous harcèlent et nous pétrifient ne semblent plus non plus l’inquiéter. Son allure est bizarre. À quoi songe l’ancien ?

Pourtant, ce matin même, son F.M. nous a encore sauvés d’une patrouille russe qui s’est particulièrement intéressée à notre groupe. Vingt corps popovs se raidissent là-devant auprès de ce camion du Volkssturm qui continuait à circuler avec une seule roue à l’arrière. Un tronc d’arbre coincé dans le châssis remplaçait la roue arrière manquante et le camion avançait quand même. Encore un miracle de Memel. Puis les Russes lui ont envoyé un pruneau de 50 sous son capot. Les deux vieillards, habillés en soldats, qui occupaient la cabine ont rendu l’âme et ce damné véhicule nous bouche encore la vue à l’heure actuelle. Les popovs ont voulu s’en servir comme d’un bouclier et ont tenté notre anéantissement à coups de lance-grenades. Wiener a criblé la place de ses balles explosives et traçantes et Ivan a mordu la poussière. Ce fut une lutte de vitesse. Wiener a été le plus rapide, c’est tout. Maintenant il est là, toujours silencieux, essuyant son joujou comme un bibelot précieux. Nous, Halls, Lindberg, deux autres et moi, restons agités derrière nos armes grises et froides sachant que cela non plus ne peut plus suffire à notre sauvegarde.

J’ai à ma disposition trois Panzerfaust et le nouveau P.M. de la Volkssturm qu’on nous a distribué récemment. C’est une arme très efficace qui tient un peu du F.M. et du P.M. J’ai aussi une petite mine magnétique qui me fout une trouille complémentaire. Nous avons à Memel un armement complet pour nous faire tuer sur place. Car, de toute façon, il ne peut être question de nous replier rapidement en emportant ce chargement.

Pendant une quinzaine de jours, nous tiendrons cette position en essuyant au moins toutes les quarante-huit heures des attaques assez molles. Les arrières du front ne sont pas éloignés et nous pouvons à tour de rôle prendre un repos à peu près valable. Il y a, pas très loin, sur ce qui reste d’une chaussée menant à Memel, une borne qui précise qu’il reste encore sept kilomètres pour atteindre la côte. Les sept derniers kilomètres de la retraite depuis le Don. Est-ce possible ? L’incroyable périple étalé sur plus de deux mille kilomètres faits en partie à pied. Comme me dit quelquefois l’ancien en plaisantant :

— Ton arrière-grand-père a fait ce chemin-là avant toi aux côtés de Napoléon, petit. En fait, cette affaire est aussi la tienne, essaie de te consoler en y réfléchissant.

Puis un soir, comme nous retournons à la cave froide et humide qui nous sert de dortoir pendant nos heures de repos, nous constatons que les civils de Memel ont presque complètement disparu. Le dernier flot a dû embarquer pendant ces deux derniers jours de veille.

Dans l’obscurité qui descend sur la ville qui ressemble à un cimetière abandonné, nous gagnons notre terrier avec un sourire flou au cœur.

Mes compagnons se sont accroupis sur les grabats dont nous disposons et grignotent en silence ce que l’on a encore pu leur donner chez Gransk notre cuistot. Ils bouffent, sans prêter attention, n’importe quoi. Qu’est-ce que cela peut foutre, leur attention est ailleurs. Ils rêvent, mes loups de compagnons. Ils rêvent dans le silence qui s’est depuis déjà pas mal de temps appesanti sur nous. Ils rêvent, et leurs yeux brillants de détresse accumulée au cours des jours, gardent une petite mobilité qui s’attarde sur un point de la voûte gris sale de notre cave. Ils rêvent à la délivrance qui ne devrait plus tarder, à cette mauvaise barcasse qui va nous emmener sur les grandes vagues molles de la mer contre laquelle nous nous appuyons depuis des jours. Ils rêvent, mes compagnons, et nous nous comprenons sans qu’aucune parole ne soit prononcée. Leurs regards fous et transperçants sautillent au fond de leurs grands orbites sombres. Leurs yeux habitués à ne regarder que la guerre, s’attardent timidement, mais avec une intensité que je ressens moi-même, sur la possibilité à peine entrevue.

Ils rêvent, mes compagnons, et, pour que la guerre ne les prenne pas en flagrant délit, ils s’arrangent pour que cela ne se voie pas. Ils ne regardent personne. Ils ont mieux à voir. L’espoir ? quelle forme ça peut avoir ?

Il n’y a que moi qui les vois. Il n’y a que moi parce que je n’ai plus rien d’autre à voir. J’ai trop rêvé. J’ai trop rêvé et je ne sais plus. Quel malheur ! C’est peut-être que mes rêves étaient des cauchemars. Même si je savais encore, je n’oserais plus, ça fait trop mal à la fin quand ça ne se réalise jamais.

Moi je ne rêve plus, j’épie les autres. Je suce moralement leur espoir. Je le concrétise bêtement par instants. Ce sont des bottes sales éculées et en vrac sur le plancher bourbeux d’un bateau. Des bottes qui vomissent des uniformes incolores et vides… Assez ! l’espoir c’est horrible. Comment est l’espoir des autres ? Je ne sais plus rêver.

Et pourtant cette impatience qu’ils dissimulent et dorlotent comme un trésor que la vie n’a pas encore réussi à leur ravir, je la possède encore moi aussi. Je la maintiens à l’intérieur de moi-même. Je la sens et je l’entends gueuler à travers mon silence. Oui, gueuler au point qu’elle m’envahit comme le bruit des explosions. Je l’entends gueuler et ma vie en a mal. Je n’ose plus prétendre à un quelconque espoir, à une quelconque promesse, j’ai peur ici-bas de trop réclamer, j’ai peur que le moindre vœu timide ne soit considéré comme une exigence.