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J’ai encore la vie et j’ai peur qu’ils s’en aperçoivent. J’ai peur surtout qu’ils me la demandent. J’ai déjà tout donné, mes sentiments, mon angoisse, ma douleur, ma peur, j’ai oublié aussi Paula et pour ne pas avoir l’air trop riche, j’ai oublié aussi que j’étais trop jeune. Je ne suis pas très bien portant mais tout est si dur à Memel. Il y a des gens à qui on demande d’avoir du courage avec un trou gros comme le poing dans le ventre. Il y en a d’autres qui perdent leur sang sur la neige et qui tirent sur la guerre jusqu’à ce que leurs yeux deviennent vitreux. Moi j’ai de la chance, au travers de mes quintes de toux et mes crachats rougeâtres, je garde encore un peu de vie cachée à l’intérieur de moi-même. Il ne faut plus implorer qui que ce soit. Même si Dieu nous entendait, à Memel se serait utilisé.

Alors, je les regarde, mes compagnons qui rêvent. Ils savent pourtant combien cela peut être dangereux de rêver ici. Memel a besoin de tout, de l’espoir comme du rêve. Ceux qui espèrent se battent mieux que les autres. Et nous sommes tous si las de nous battre.

Par moments, certains hurlent à travers leur torpeur. C’est involontaire, cela ne dépend plus de celui qui a hurlé. Ce n’est plus lui, c’est sa fatigue, ce sont ses organes qui font du bruit à force de se tordre. Il y en a aussi qui hurlent en riant. Ceux qui prient espèrent, mais bien souvent l’espoir est mort. Alors ils hurlent leurs prières. De toute façon, c’est trop tard, même si ces prières étaient entendues, Dieu n’oserait plus apparaître. Il a abusé de la miséricorde de Smellens. Smellens est mort ce matin. Il voulait bien mourir mais avoir au moins avant cela des nouvelles de son petit frère qu’il n’avait vu que deux fois. De nos yeux secs, nous avons observé le sentier de gravats par où aurait dû apparaître le vaguemestre. Aucune nouvelle ne nous parvient plus, et Smellens a maintenu son asphyxie le plus longtemps possible. Il est trop tard ici pour le Tout-Puissant.

Dans les jours qui suivront, les premiers réembarquements militaires auront effectivement lieu. D’abord les unités les plus éprouvées, les blessés graves sont déjà partis avant, bien sûr, les plus graves sont restés là. Qu’ils meurent à Memel ou sur le bateau… C’est au tour des blessés moins graves de partir et leur joie impatiente et silencieuse les empêche de songer à leur plaie que le froid persécute. Les gangréneux ont oublié leur état et ne se soucient plus des amputations qui les attendent. Il y a comme un voile de confiance qui plane d’une façon imprécise sur Memel. Si ce n’était pas ces putains d’avions qui nous canardent sans cesse, la vie redeviendrait la vie. Les bateaux, défoncés par les bombes, obstruent l’approche des pontons d’embarquement. Des cadavres mutilés, ignobles, flottent parmi le fatras. La marine fait des prodiges. Sans elle nous serions perdus. Un chaland bondé a été touché en plein centre par un adroit pilote moujik qui a fait une belle mouche du premier coup.

C’est à ce déblaiement répugnant que nous nous activons. Je me dispenserai des détails qui me donnent encore la nausée en écrivant. Nos chaussures sont rouges de sang. Les déchets humains que nous jetons à l’avant du bateau à demi submergé ont attiré une myriade de poissons. L’odeur des corps béants est inexprimable, et l’eau qui roule sur l’immonde charnier l’atténue quand même en partie.

On a profité de nos heures de repos pour nous expédier à cette tâche. L’eau dans laquelle nous pataugeons nous semble chaude par rapport à la température extérieure. Mais, à la longue, elle crucifie nos membres dont les gestes deviennent lents et hésitants. Le cœur pince et brouille la vue. Il faut tenir. Les deux bateaux qui se chargent là-bas des troupes quittant Memel nous réchauffent l’esprit. Bientôt ce sera nous.

Au milieu de la matinée, le ciel s’est découvert. Le pâle soleil qui essaie quand même de briller sur le désastre nous inquiète.

Le soleil lui aussi est mort pour nous ; il nous amène immanquablement l’aviation russe.

Nous n’avons pas encore terminé notre noir travail qu’effectivement surgissent les chasseurs bombardiers russes. Personne n’en est surpris, avec ce temps-là, c’était prévisible. En claudiquant sur nos pieds douloureux, nous courons vers des abris possibles. Les vrais abris bétonnés servent d’hôpitaux d’urgence ou bien sont occupés par les blessés. Il ne reste que les ruines ou les entonnoirs des bombes. Par petits groupes, nous nous y entassons et essayons de ne plus penser qu’à l’évasion prochaine.

Les pièces antiaériennes crépitent de toutes parts. Peut-être réussiront-elles à interdire la zone portuaire aux… Non, les voici, ils passent à basse altitude en faisant vibrer l’air glacé. Nous les regardons en frictionnant nos doigts paralysés de froid. Ils passent au-dessus de la ville en ruine, au-dessus des hommes en rangs qui se baissent comme l’herbe sous l’action du vent. Ils passent au-dessus de deux caboteurs qui larguent leurs amarres pour offrir moins de prises. Cinq bombes sont lâchées simultanément des cinq avions qui glissent au-dessus des embarcadères. Deux dans l’eau, elles éclatent néanmoins couvrant momentanément les patients qui se cramponnent au ponton d’embarquement. Une troisième percute des débris sur la plage. Les deux dernières ouvrent un cratère supplémentaire devant une file qui n’embarquera que beaucoup plus tard. Des corps ont voltigé. D’autres se sont affaissés mais ceux qui osent espérer encore les soutiennent. Il n’y a guère de cris, quelques blessés seulement qui braillent sans le vouloir.

Il y a une quarantaine d’avions qui tournent maintenant au-dessus de la nasse. D’autres surgissent encore de derrière les falaises au nord. L’un d’entre eux a d’ailleurs explosé en plein vol. A-t-il été touché ? De toute façon les hourras n’emplissent plus l’atmosphère comme jadis. Il n’y a plus que la guerre qui crie. Les hommes, eux, sont silencieux.

Les caboteurs se sont écartés légèrement. Les patients de la mort persistent à rester sur les jetées. Il ne s’agit pas de perdre sa place ! Les avions tournent et observent sans doute l’endroit où leurs coups seront les plus efficients.

Tremblants de froid et bien plus de désespoir, nous assistons à la ronde titanesque qui va s’amplifier. Personne ne songe que tous ces soldats qui patientent sous l’orage qui gronde sont fous de demeurer ainsi sur place sans songer à se dissimuler. Non, nous savons, nous aussi, que demain nous nous cramponnerons à notre place. L’espoir ici vaut une fortune, quoi qu’il en coûte, il n’est pas question de la jouer. Tous ces malheureux ont investi ce que les tourments leur ont encore épargné dans cette incohérente croisière.

Les avions sont là à nouveau. Je me suis caché les yeux pour ne pas voir. La cadence est trop horrible. Je ne suis finalement qu’un homme, je ne m’appelle pas Dieu. Je ne suis pas mort sur la croix moi… Je n’ai pas le droit de regarder.

Les jours continuent. Memel n’existe plus que sur les cartes stratégiques. Le front s’est rétréci. Beaucoup d’hommes ont été quand même embarqués. Mais il en reste encore des milliers. Des milliers qui errent silencieusement dans la brume nocturne. Ils font une lugubre navette entre les positions qu’ils doivent encore tenir et le demi-tombeau qui recueille le souffle haletant de leur sommeil mutilé. Il en reste et depuis mes yeux agrandis d’hébétude je les observe encore. Ils errent parmi le sublime de la tragédie, dans un silence qui, à mes oreilles, annihilerait tous les bruits de la terre. Ils errent nus de toute condition humaine. Et moi je les regarde, seul, épouvantablement seul, avec des larmes lourdes comme le mercure qui coulent intarissables à l’intérieur de moi-même.