Il y a combien de temps que nous sommes là ? Combien de vies ? Je ne sais plus. Personne ne sait plus et le monde ne saura jamais. J’ai l’impression de n’être né que pour cette épreuve. Memel est devenu le sommet de ma vie, l’ultime sommet surplombé par le voile de l’infini. Après Memel il ne restera plus rien de nous. La vie que je connaîtrai ensuite ne sera qu’une paire de béquilles que l’on offre à un mutilé. Memel, c’est la tombe sur laquelle je dépose ma vie, c’est l’absolu. Le silence qui enveloppe nos groupes a quelque chose de miraculeux. Il permet à tous ces « morts » qui s’agitent autour de moi d’avoir une idée d’après eux. Pour aussi stupide que cela puisse paraître, l’idée que notre détresse serait mentionnée, même à titre posthume, nous réconfortait auparavant. Aujourd’hui, cet ultime souci s’est envolé. Ce qui pourrait être dit sur notre misère dépendrait aussi du pauvre système d’interprétation que les hommes ont cru mettre au point. Le spectacle de Memel n’est même pas assisté du jugement dernier. Il s’estompe et s’efface sans spectateur, aussi gratuit que le grandiose spectacle de l’infini. Et nous, nous subissons l’étreinte dans le silence qui nous a intégrés.
Nous avons abandonné la cave pour la tourelle d’un ouvrage de défense antiaérienne dont la pièce a été pulvérisée. Dans le petit espace qui abritait le gogno, j’ai déposé mes hardes. Instinctivement Halls y a posé les siennes, également Schlesser et puis un autre type dont le nom n’a plus d’importance. Les autres compagnons, Wiener, Lindberg, Pferham et sept ou huit autres occupent ce qui reste de la tourelle proprement dite. Notre nouveau local est moins humide que la cave où nous étions, mais ce n’est pas à cause de cela que nous l’avons quittée. On nous a collés dans ce bloc de béton parce que cela nous rapproche des différentes positions que nous devons gagner à chaque instant. Le front a encore diminué car les Russes s’occupent à nouveau sérieusement de nous. Les soldats allemands, qui bouclent encore la toute petite enceinte de Memel, vont avoir à envisager de sérieuses attaques qui risquent fort d’être décisives. Les positions que nous gagnons très souvent doivent être approchées avec une extrême prudence. Des soldats désespérés se sont parfois rendus aux Russes. Alors les Russes ont endossé leurs guenilles et attendent à leur place la relève.
Les misérables défenseurs sont tombés plusieurs fois dans le piège. Plus souvent encore, les malheureux soldats épuisés ont vu trop tard arriver Ivan qui a rampé jusqu’à eux. Ils ont péri et Ivan les remplace.
Wiener et deux autres types ont failli être pris au piège. L’ancien a éventé le coup et est, paraît-il, entré dans une colère dont nous connaissons l’intensité.
— C’est lui qui nous a sauvés, balbutient les deux autres en nous désignant l’ancien, il leur a balancé tout son colis de grenades sur la gueule.
Les deux types parlent d’une façon hachée, ce sont leurs nerfs qui parlent car, en fait, ils savent que leur vie est fichue.
Wiener, lui, ne dit rien. Il a retrouvé son mutisme et reste prostré contre le mur du bunker que le givre fait scintiller par endroits. Nous, nous regardons Wiener. Nous sommes habitués à être sauvés par Wiener.
Le soir, un des nôtres a voulu fumer une cigarette trouvée sur un cadavre russe. Il l’a allumée et est sorti faire un besoin. Ivan a de bons yeux. Il a vu le rougeoiment de la cigarette. L’obus de cinquante a percuté le béton et les éclats ont été renvoyés en vrac sur le dos de notre camarade. Il n’a pas crié lui non plus.
— Ivan s’est rapproché encore, murmure Pferham.
Le lendemain, dans le froid qui ne tarit pas, nous gagnons une ultime pointe avancée qui devrait être aux mains des Russes depuis longtemps. En cours de route, nous avons croisé l’unique char qui survit encore, tout au moins dans ce secteur. L’histoire de ce char ne manque pas d’intérêt. C’est un vieux M-2. Il a pris feu une fois et porte de nombreux impacts tout au long de ses flancs. Ses armes ont été détruites et remplacées par d’autres moins appropriées. Chaque jour, il gagne une tranchée faite des ruines d’une ruelle saccagée et, depuis cette position, il tient Ivan en échec chaque fois que l’idée lui prend de se faufiler par là.
L’infanterie alentour l’a sorti in extremis de heurts parfois trop inégaux. Et les rats, habillés de feldgrau, qui nichent dans les ruines voisines ont un respect silencieux pour cette vieille machine qui rend encore d’inestimables services.
Aujourd’hui, son moteur est en panne, et l’équipe de clochards qui le monte s’affaire sur la mécanique inerte. Nous, nous sommes accroupis alentour et regardons un instant. L’un des mécaniciens vient de casser un outil, il le jette avec rage à l’extérieur. Nous les entendons exprimer leurs regrets. Il est impossible de réparer. Les hommes tournent autour du monstre qui a pris finalement des aspects familiers.
Au-dessus des ruines les plus proches, deux avions viennent de surgir. Les tankistes se sont mis à l’abri du tank et les mitraillent de leurs prunelles enfiévrées. Mais, oh ! stupéfaction, il s’agit de deux patrouilleurs allemands ! D’où sortent-ils ? Ils virent sur l’aile, en voyant le char qui ne porte plus aucun insigne. Un instant, nous sommes la proie d’un doute affreux. Ces deux rescapés ne vont-ils pas nous confondre avec les Russes ? Tout cela ne dure que quelques secondes. Tout le monde fait de grands gestes et demeure en vue. Les deux avions repassent très bas à notre droite. Nous avons vu les pilotes et même aperçu un geste de l’un d’eux. Nos cœurs battent violemment. Ils viennent probablement d’une base allemande. De l’Allemagne ! Là où, peut-être, tout est encore possible !…
Nos gueules grises les poursuivent jusqu’à leur disparition complète et même encore après, l’acuité de notre regard les imagine.
Le problème du char demeure. Le passage de ces deux avions nous a redonné une impulsion. Nous sommes tous maintenant autour du tank. L’un d’entre nous a proposé de le pousser. L’idée est folle, mais tout le monde empoigne le métal rugueux et froid. Des cris rauques essaient de scander le rythme. Nous mettons même un réel intérêt à synchroniser nos efforts, nous sommes une trentaine. Les bottes crissent et dérapent sur la terre gelée. Rien ne bouge. Nos corps amaigris n’ont plus aucune force. Les trois tankistes s’acharnent avec rage. Inutile, les tonnes de ferraille ne bronchent pas. Il y a encore des discussions et deux hommes partent en courant vers l’arrière. Nous allions partir, lorsqu’un bruit de moteur se fait entendre. Il reste aussi un camion à Memel. Je l’ignorais. Pourtant le voici, il arrive en cahotant et en émettant un bruit d’échappement énorme. Il n’est pas encore arrêté que des hommes appliquent des pièces de bois pour protéger le radiateur. Et le camion s’apesantit sur le char. À plusieurs reprises même. Nous avons, l’impression qu’il va caler lui aussi. Immédiatement, nous lui apportons notre aide. Par à-coups successifs nous finissons par ébranler la masse inerte du char qui se soulève de l’arrière et retombe plusieurs fois.
À la fin, il bouge. Je fixe l’un des galets porteurs qui roule lentement sur le mélange terre métal de la chenille qui, elle, reste au sol. Il bouge et le miracle de Memel se reproduit. Le camion hurle, nos bottes s’entrechoquent et frappent le sol comme pour lui signaler de se dégager de sous notre fortune. Le char roule, il avance, et nous piétinons autour sans lâcher notre pesée. La tête me tourne, mais il se passe encore quelque chose par notre volonté. Comment cela est fait, la joie, comment cela se ressent ? C’est peut-être seulement ça. Le galet lourd et plein de rivets tourne sous mes yeux qui le dévorent. Il a tourné probablement sur la steppe infinie où j’ai égrené ma vie. Il tourne aussi, comme moi je respire. Oui, c’est cela la joie… c’est aussi simple que cela. Il mourra un peu plus loin peut-être, comme moi ou comme Halls, mais en attendant il tourne bruyamment maintenant sous la pente qui s’esquisse. Je me sens tout près de ce bloc de ferraille. À Memel la vie est encore dans tout ce qui peut bouger. Je vis encore…