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Deux fois encore nous gagnerons la position sans encombre. Nous irons encore demain, mais auparavant il nous faudra vivre cette nuit. Cette fois, Ivan s’est vraiment réveillé. Toute la nuit l’enfer a hurlé sur ce qui reste de Memel. La terre a vibré sans cesse et nous avons vécu sous une constellation de fusées éclairantes. Il faisait clair comme en plein jour et l’intensité lumineuse des explosions en a été diminuée. Notre abri s’est fêlé sous les coups et, la poitrine vidée d’air, nous avons guetté la mort. Wollers, notre chef, a voulu se suicider. Nous l’avons poursuivi à l’extérieur au travers du séisme pour le ceinturer et le ramener dans notre caveau. Au cours de cette opération, l’un de nous est mort à la place du lieutenant. On ne se souvient plus de qui il s’agit. Les chars russes ont gagné la côte en un endroit au sud de notre petit camp retranché et ceux qui se sont trouvés sur leur route ont fait leur devoir avant de mourir.

Puis, un lourd bombardement s’est abattu sur les chars popovs qui se pavanaient sur les dunes. Cela venait de la mer. De nombreux chars ont illuminé le sud en brûlant. Les Russes ont même battu en retraite par la suite. Le lourd bombardement a continué, toujours venant de la mer. Nous avons vu, au milieu de la nuit et du brouillard, les lueurs des départs d’une artillerie puissante. Au matin, à travers des rideaux de fumée, nous en avons eu l’explication. Deux gros bâtiments de marine croisent pas très loin au large. Leurs silhouettes imprécises sont quand mêmes visibles. D’où nous provient cette aide ? Nous n’avons pas songé un seul instant au ciel. Il paraît qu’il est question du Prinz-Eugen et d’un autre bateau de même taille. Pour ceux qui s’accrochent encore à Memel, c’est une aide inespérée. Les gros bateaux, avec leur artillerie lourde tiennent les chars en respect.

Au matin donc, nous avons dû gagner la position citée plus haut. Écrasé de fatigue, j’ai réussi comme tout le monde à dormir par intermittence. Nous avons d’ailleurs un drôle de sommeil. On dort tout en étant éveillé, les yeux ouverts comme des phares éteints. Il n’y a plus grande différence entre les gueules de ceux qui ont rendu l’âme et les nôtres. Je me suis réveillé et j’ai cru que je ne pouvais plus bouger. Mon corps est comme du bois mort. Je n’ose plus regarder mes bras tant ils sont maigres.

J’ai une grande douleur dans la poitrine. Je ne sais à quoi cela est dû. J’ai l’impression d’avoir un autre Memel à l’intérieur de moi-même. Il m’a quand même fallu m’arracher à ma torpeur. Les autres ont aussi de drôles de figures. Je les regarde encore une fois, tout en bourrant dans mes dents qui partent en ruines de petits morceaux de coton que j’emprunte aux ourlets de ma capote. Ils ont de drôles de gueules. Ils sont gris. On dirait des morts ou bien alors il n’y a plus rien de tangible ici. C’est bien possible.

Nous sommes partis. Les Russes canardent pour se distraire maintenant. Un pruneau à droite, un pruneau à gauche. Après le tremblement de terre de cette nuit, ça n’a pas l’air sérieux. Nous approchons, le chaos des premières lignes est indescriptible. Nous devons escalader des trous ou des protubérances de cinq, six mètres. Bon Dieu, la tête me tourne. Je n’ai pas plus de force qu’un gamin !

Là-bas, ça fume aussi au-dessus du camp d’Ivan. J’ai l’impression que la Kriegsmarine a fait de sacrés mouches cette nuit. Nous avons croisé des types qui gèlent, en position derrière leurs pétoires. Ils nous ont regardé avec leur sale gueule de mort comme si tout était notre faute. Nous continuons sans un mot. La politesse, l’arme des impolis, ne vaut plus un pfennig par ici. Tout est mort. Il n’y a plus guère que le courage qui cote toujours, et encore, il faut qu’il soit important.

Le voilà ce putain de trou, il est là-bas à cent cinquante mètres. Je vois sa crête et les cuisses vidées de munitions qui remblaient une partie du boyau saccagé. Il va falloir encore y geler des heures interminables. Peut-être aussi y crever. Qu’est-ce que ça peut bien faire finalement ? Il fait aussi froid dans notre bunker sans toit. Et puis je les emmerde ! Je vis encore !

Qu’est-ce qui lui prend à ce vieillard de Wiener ? le voilà qui cale. Pourquoi s’arrête-t-il ? Il n’y a rien à comprendre. Tant mieux, cela m’arrange, je suis tellement fatigué. Mais pourquoi tire-t-il maintenant ! Wiener vient effectivement de déposer son M.G. sur la caillasse. Il n’a même pas ouvert les pattes avant de son joujou. Il balaie la crête de notre trou par rafales courtes et sèches. Sans y réfléchir, chacun a gagné un trou. Halls est à côté de moi. Je n’ose plus le regarder, il a vieilli trop vite, il a cinquante ans.

— On va bien voir, murmure-t-il entre ses dents cariées.

L’ancien a balancé une grenade pas très loin du trou. Quel type incroyable, l’ancien ! Si ce sont les nôtres qui sont là ils devraient gueuler.

Les popovs qui ont occupé notre position se taisent. S’ils essaient de nous tromper en élevant la voix, nous les reconnaîtrons immédiatement. Décidément, Wiener !… Les voilà qui nous canardent, c’est tout ce qu’ils trouvent à répondre.

— Schweinhund ! gueule Wiener. Bande de cons.

Quel type, Wiener ! Il devrait être général. Il devrait être même le Führer. C’est lui qui nous sauve, chaque fois, c’est pas Hitler !

La position, on ne peut que difficilement la reprendre. C’est Wiener qui décide. C’est lui notre Führer, nous n’avons confiance qu’en lui. Heil ! notre Führer !

Ils canardent sec même ces damnés moujiks. C’est à ne pas oser bouger. Et ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est le bruit de moteur que l’on entend pas loin. Les popovs disposent d’un ou deux chars derrière la crête. Ils vont diriger leur tir sur nous.

Wiener fait sans doute les mêmes déductions. Il glisse précautionneusement en arrière en traînant son arme. Un camarade à gauche vient d’écoper.

— En arrière les gars ! gueule Halls.

C’est aussi dangereux que d’avancer. À qui pourrais-je bien penser pour me donner du courage ? À ma mère ? Ai-je une mère ? Quelqu’un m’a-t-il mis au monde pour me faire voir cela ? À Paula ? De quoi a l’air ma copie d’amour dans mon univers… À ma peau ? De quoi a-t-elle l’air ma peau ? Elle ressemble à celle de Halls et je n’ose plus le regarder. C’est con d’avoir du courage pour rien… Si, il y a Wiener ! l’ancien, Wiener, notre Führer ! Il vaut la peine de mourir pour lui.

Nous avons abandonné Hans. Il avait la hanche en bouillie. Sous le feu des Russes il nous était impossible de faire plus. Nous lui avons dit au revoir. Puisqu’il a su vivre à Memel, il saura mourir. Nous ne sommes pas inquiets.

Nous avons gagné un trou de bombe où nos deux F.M. sont en batterie. Comme nous nous y attendions, les Russes bombardent le boyau et les alentours avec l’artillerie des chars que nous avions devinés. Au nord, comme au sud d’ailleurs, la machine de guerre reprend de l’activité. Les Russes descendent maintenant dans le boyau. C’est terrible à voir. Il faut avoir déjà passé par où nous sommes passés pour ne pas mourir d’appréhension. Wiener ne tire pas, il nous regarde et nous le regardons, quêtant ses conseils comme une prière. Il nous regarde et sur sa gueule terrible s’est peint l’immensité du désastre.

— Foutez le camp ! hurle-t-il brusquement et sa voix perce l’ouragan. Foutez le camp, vite !

Nous avons déjà ramassé notre fourbi et dégringolons au fond du trou. Nous marquons un temps d’arrêt et regardons Wiener.