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Halls et Schlesser ont rampé vers l’eau, vers une bagnole défoncée que l’embrun fouette de temps à autre. Je les ai rejoints avec d’infinies précautions. Halls parle à mi-voix.

— Aide-nous, Sajer, il nous faut ces chambres à air, murmure-t-il. Il y en a encore trois de bonnes.

— Pour faire des bouées ?

— Ou un radeau, fais attention, il n’y a pas d’outil, sers-toi de ta baïonnette ; fais comme nous, mais fais attention !

Une lueur a traversé ma tête malade : oui, un radeau. Nous flotterons peut-être longtemps mais peut-être… oui, il se peut que ce soit notre dernière chance. Nous n’avons aucun outil. Il faut ôter les pneus des roues sans pouvoir démonter celles-ci. Avec des gestes tremblants d’angoisse, nous attaquons ce travail difficile. Il nous faut les chambres à air gonflées sinon tout est perdu. Pferham vient aussi de nous rejoindre.

— Vous êtes fous, précise-t-il, même si vous parvenez à dégager les chambres, elles éclateront. Le pneu retient leur pression, voyons !

C’est vrai, nous avons perdu la tête depuis longtemps. Pour nous l’idée d’évasion ne peut-être abandonnée. Nous jetons à Pferham un regard féroce pour son objectivité.

— Les roues, alors ! râle Halls. Les roues entières !

— Il n’y a rien de moins sûr pour qu’elles flottent, surenchérit Pferham.

— Ta gueule ! rage Halls, retourne auprès de ton bon Dieu. J’ai plus confiance en ces roues.

Pferham s’est tu. Du bout de sa baïonnette, il essaie, tout comme nous, de débloquer les écrous. Il nous faudra au moins deux heures pour venir à bout de ce travail. Il a fallu en plus creuser le sable sous la roue avant droite, qui a son dévissage contre le sol, la bagnole étant couchée sur le côté.

De plus, la danse macabre a recommencé sur Memel. Des mortiers lourds ont probablement attaqué le travail d’anéantissement. Le sol vibre jusqu’à nous. Il est probable que les Russes ont investi une bonne partie de ce qui reste de la ville. Nous n’osons pas songer à ce qui se passe là-bas. Nous concentrons toute notre attention sur le ridicule travail que nous avons entrepris. Par deux fois, nous devons d’ailleurs l’abandonner pour gagner nos trous. Les Russes s’infiltrent un peu partout et rampent dans la brume. Dans notre refuge, nous ne faisons plus qu’un, Halls et moi. Pour la huit ou neuvième fois, nous avons tiré sur des silhouettes asiatiques, pratiquement à bout portant. À chaque fois que nos Volkssturm trépident entre nos mains, nous gémissons de terreur.

Le soir, la ville entière ressemble à un volcan. Les orgues de Staline ululent sans cesse, déversant au hasard une tornade impitoyable. Nos nerfs détraqués ne réagissent plus. Tout est flou et lumineux à la fois. Nous sommes maintenant sept ou huit à assembler des ceintures et des planches sur les trois roues qui ne flotteront probablement jamais. Sept ou huit qui vont peut-être s’entre-tuer tout à l’heure, car il est trop évident que le radeau ne pourra nous emmener tous.

Le voici prêt. Schlesser et Pferham le poussent vers l’eau. Nous suivons tous, comme des loups à qui une part du carnage va échapper.

— Attendez, j’essaie, dit Pferham.

Nous avons fait encore un pas en avant. Pferham nous regarde, il sait que s’il va trop loin nous l’abattrons. Nos silhouettes vacillantes se sont immobilisées sur le fond éblouissant des éclairs qui immolent Memel. Nos regards, qu’aucune tragédie ne pourrait dépeindre, suivent le glissement de l’esquif qui tangue, pratiquement submergé, sur l’eau glauque, confondu avec la nuit et le brouillard.

Pferham essaie de maintenir un équilibre qui tend à nier toutes notions de physique. Sans doute implore-t-il, de l’extrême fond de son cœur, son Dieu sadique qui le voit sombrer. L’eau arrive à la ceinture du pasteur. Le salut s’abîme sous la pitié de nos regards. Et Pferham songe probablement que s’il y a eu des époques pour les miracles, ils peuvent peut-être se renouveler en ces heures fatidiques. Les miracles n’existent que dans les évangiles, que ceux-ci périssent avec nous ! L’univers de feu qui nous enserre clame sa victoire.

Pferham a regagné seul la côte sacrifiée où nous attendions. Il grelotte et titube sous la charge de l’eau qui ruisselle comme des larmes parmi le fatras de sa capote souillée. Puis il s’est effondré parmi nous et nous l’avons traîné jusque dans nos trous.

La nuit glisse lentement, violée continuellement par la lueur de l’énorme brasier. La plage, sur laquelle notre démence maintient nos pupilles dilatées, est rose ou orangée selon l’intensité de l’enfer. Un tout jeune garçon extrait des groupes du Volkssturm, a succombé de désespoir. Son corps reste serré au milieu de notre groupe qui ne le distingue plus de ceux qui vivent encore. Un autre s’est levé et est parti, comme hypnotisé par le feu qui nous éclaire au sud. Il marche lentement vers Memel et son subconscient qui ne fonctionne certainement plus allège ses pas. Nous le regardons s’éloigner et fondre, confondu dans le clair-obscur irréel.

Le Russe pourrait nous surprendre sans que quiconque cherche à l’intercepter. Les visages, épouvantés des ultimes combattants de l’Est demeurent accrochés et fascinés sur l’apocalypse de Memel. Puis le jour se lève, le feu est jaune clair presque blanc sur les ruines de la ville. Plus aucun ordre, plus aucune coordonnée ne nous parvient. Nous demeurons là, immobiles, inconscients, perdus dans la plus effroyable des solitudes.

Vers le milieu de la journée, Wollers, notre chef, nous a dit qu’il partait vers Memel. Alors, sans que cela soit un ordre, nous nous sommes levés et l’avons suivi. À mi-chemin, nous nous sommes écroulés. Nos forces ont entièrement disparu et le kilomètre que nous avons parcouru nous a terrassés.

On se bat encore pas très loin à l’est. Comment est-il possible que les nôtres ne soient pas tous morts ? Un lourd nuage noir, rougeoyant à sa base, flotte immobile sur tout l’horizon. Là-bas au sud, sur l’embarcadère, le feu grésille également. Y a-t-il encore quelqu’un sur ces lieux ? Nous demeurons là prostrés et silencieux, les yeux fixés sur l’énormité de la catastrophe. Les heures passent, le temps passe, nos vies s’épuisent et nos yeux ont une fixité étrange. Personne n’a songé à ouvrir les quelques boîtes de conserve disparates que nous possédons. La nourriture ne nous tente pas. Elle a le goût de Memel, et il est par trop amer.

Et la nuit couvre encore une fois notre groupe pétrifié. Notre groupe qui se perd, notre groupe couleur de poussière qui semble avoir bouclé le cycle de notre incarnation. Le brouillard s’étale lentement comme un linceul, s’effrange sur le feu de Memel et stagne sur la mer.

Un groupe lent et ployé passe, comme irréel, à dix mètres de nous. Des survivants qui errent dans le petit espace du néant qu’une charité avare et fruste nous accorde encore. Ce sont peut-être des Russes ? Ou peut-être un rêve ?

Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés là. Combien d’heures. Peut-être une autre journée et une autre nuit sont passées sur nous. La fin de Memel ne se calcule plus d’une manière humaine. Personne n’a jamais pu préciser la durée d’un cauchemar.

Cela n’aurait d’ailleurs qu’une importance relative. Il existe des choses qui sortent de nos échelles coutumières. Pour moi, Memel en est une, et aujourd’hui encore il me faut les témoignages d’autres hommes pour me persuader que tout cela ne relève pas d’une grande maladie que l’on appelle la folie. Pour mettre au jour ce que j’ai raconté, il m’a fallu ouvrir une porte condamnée sur un passé dont l’horreur me fait trembler encore.

Il m’a fallu fouiller dans l’obscurité de cette tombe pour le transposer dans ces lignes. J’ai dû souffrir à nouveau, car même le souvenir est douloureux. Il le fallait, la tombe de Memel où personne n’est jamais allé se recueillir recevra mon récit comme des fleurs humbles et discrètes.