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Je ne fais pas appel à l’humanité et ne crie pas vengeance. Pour Memel il serait trop tard en tout. Hormis ces lignes, je demeure silencieux pour avoir perdu le sens du discernement. J’ai appris aussi, dans ma solitude, qu’il n’est pas de force plus immuable que celle du pardon.

Or, à un certain moment de notre calvaire, nous avons perçu des bruits venant de la mer. Tout ce qui venait de la mer cinglait encore une fois notre existence. Nous nous sommes levés et avons écouté avec notre âme. Il y avait un bruit sourd et doux comme celui d’un moteur au ralenti. À peine audible. Et puis il y eut des appels. Des appels diffus qui restaient indistincts. Nous nous sommes avancés dans l’eau et n’avons même pas senti son contact. Il y avait des voix qui criaient dans la brume opaque. Entre deux coups de tonnerre, nous distinguions des mots.

— Hier Windau ! Hier Windau !

Il était question de Windau, une ville plus au nord. Un bateau, tous feux éteints, cherchait son chemin dans l’obscurité. La voix persistait. Elle était probablement émise par un porte-voix. Nous tremblions de plus belle. « Windau. » Alors avec notre restant de force, nous avons hurlé, hurlé :

— Hilfe, Hilfe !

Comme des fous furieux nous sommes entrés dans l’eau sans réserve. Son contact nous ressuscita pour un moment. Nous continuions à hurler, l’eau nous arrivait à la poitrine. Nous titubions et notre voix était inhumaine. Certains tombaient, coulaient un instant et réapparaissaient, toujours hurlants. Bientôt l’eau nous arriva au menton. Nous songeâmes à nous dévêtir pour nager. La silhouette imprécise d’un bateau émergea du brouillard. Nous hurlâmes à nous déchirer la gorge. Le bateau raclait le sable et semblait ne pas bouger.

À demi noyés, nous continuâmes vers le salut qui se manifestait enfin. Nageant, sautant, coulant et ressuscitant, nous parvînmes sur ses flancs. Dans l’imprécision de l’heure, je vis des hommes se pencher par-dessus bord. Des marins qui jetaient des cordes et des filets. Ils nous parlaient et nous posaient des questions auxquelles personne ne répondait. Les tourmentés s’accrochaient à tout ce qu’on leur tendait, à tout ce qui était une prise. Ils haletaient et imploraient. Un trou cerné de rivets vit mes doigts s’incruster dans son orifice. Des doigts morts de froid qui s’agrippèrent comme des griffes que seul un écrasement aurait pu détruire. Les tourmentés se bousculaient et se poussaient pour prendre possession d’un bout de cordage ou de filet. Il y avait un tumulte indescriptible.

Le froid de l’eau commençait à annihiler ma volonté. Raide de souffrances, je maintenais ma prise et luttais contre l’évanouissement. Un paquet de cigarettes vide venait de quitter une de mes poches et flottait à cinquante centimètres de moi. Je le regardais pour fixer mon attention que je sentais s’égarer. Il devenait flou.

Tout devenait indolore et je sentis à peine les bras qui me hissèrent à bord. On me déposa sur le pont auprès de mes camarades anéantis. Nous ne formâmes plus qu’une masse informe et ruisselante, comme une serpillière dont on n’a pas expurgé l’eau. À travers notre coma, nous vîmes circuler des gobelets de thé bouillant que nous avalâmes au péril de nos organes. Mon regard inerte et trouble restait fixé sur la côte prussienne en flammes.

Je ne me souviens plus très bien de ce qui se passa ensuite. Je ne comprends pas que nous ne soyons pas morts de froid sur le pont de ce petit caboteur. Peut-être les marins s’activèrent-ils à nous frictionner ? Je ne sais plus… Une seule chose demeure encore à mon esprit : le bruit de la guerre venant de la côte qui domine celui du bateau et de la mer.

Plus tard, le bâtiment accostera à Pillau où nous serons débarqués. Sur nos jambes flageolantes nous gagnerons, au milieu d’une nuée de réfugiés, un poste de secours, où l’on s’inquiétera un peu de notre état physique. Alentour, dehors sous des hangars à claire-voie, une multitude de blessés gisent allongés ou assis. Une agitation fébrile flotte sur tout le petit port. L’urgence est partout. Si la guerre n’est pas encore arrivée en ces lieux, on la ressent d’une façon imminente. Au nord-est d’ailleurs, son grondement est audible.

Chapitre XVIII

Le chemin de croix

Pillau. Kahlberg. Dantzig. Gotenhafen. Ultime combat

Nous demeurons quelques jours à Pillau. Une vingtaine peut-être. Nous avons été reconnus inaptes pour monter en ligne, étant tous, de fait, plus ou moins blessés et dans un état digne d’être pris en charge par un sanatorium.

Nos cervelles liquéfiées ne contrôlent plus très bien ce qui nous arrive ou plutôt ce qui nous est demandé. Si nous ne sommes plus en condition pour être exposés au feu nous ne sommes pas pour autant exemptés de service. Le bouleversant spectacle des innombrables réfugiés qui ont submergé Pillau ne permet pas à celui qui a encore quatre membres de rester dans l’expectative.

Rapidement, avec d’ailleurs des blessés plus conséquents que nous, nous avons été aspirés par la méritante organisation de secours qui essaie, au prix d’inimaginables prouesses, de venir en aide à la population civile qui patiente dans ce cul-de-sac. Tous ces gens viennent de subir le plus effroyable des exodes et l’horreur de certains spectacles se lit encore sur leurs visages émaciés. Il y a aussi la nuée des blessés, des soldats venant de Königsberg et de Kranz. Ils sont allongés un peu partout, bien souvent dehors, sous le froid qui chute encore en ce début de janvier 1945, et qui abrège parfois leurs souffrances. Les bateaux viennent encore à Pillau. Ils embarquent des civils pour les trois quarts de leur charge et le reste en blessés. Un tri s’exerce dans ce monde geignant qui s’agrippe à ce dernier espoir. Les grands blessés, ceux pour qui les chances de survie sont pesées, ceux qui ne feront à tout jamais que de grands mutilés, pour ceux-là, c’est terminé. Pas d’embarquement possible. Ceux qui représentent encore une forme de vie possible gagnent enfin le salut flottant qui, avec un peu de chance, les ramènera vers l’ouest, vers des lieux que nos esprits crédules entrevoient encore sous les auspices d’une certaine quiétude.

Pour mille personnes embarquées, trois mille surgissent de l’est et grossissent encore la masse gémissante qui s’en réfère à notre aide. Si la guerre parvient sur ces lieux, l’enfer de Memel sera renouvelé et peut-être multiplié. Il y a ici beaucoup plus de monde et le nombre grossit sans cesse. Il en arrive aussi du sud. Ils ont traversé le Frische Haff sur tout ce qu’ils ont pu trouver de flottant. Il en vient de Heiligenbeil, de Pomehrendorf, d’Elbing, voire de Preussich Holland. On leur a dit qu’à Pillau ils avaient des chances d’être embarqués.

Nous questionnons certains de ces malheureux qui ont régulièrement perdu, au cours de l’épreuve, un ou deux membres de leur famille. Par eux, par leur voix haletante, nous apprenons des choses qui ressemblent à celles que nous avons connues à Memel. Nous apprenons aussi que la fuite vers Dantzig a été coupée. Les Russes ont atteint le Haff en plusieurs endroits. Ainsi, nous concluons qu’en de multiples points, la terreur de Memel se renouvelle et que notre cas, que nous croyions particulier, est imposé à presque toutes les villes côtières prussiennes.

En équilibre sur nos jambes flageolantes, nous laissons aller notre regard désabusé sur l’imposante marée de martyrisés qui ondule lentement vers les secours qu’on leur a promis. Malgré tous les efforts prodigués, il reste clair que le dixième de ce qu’attendent ces malheureux aura du mal à être réalisé. Si les prières avaient un auditoire, il ne serait pas impossible que le ciel s’entrouvre pour secourir tant de misère. Rien ne se produit, et, seulement par instants, au comble du désespoir, la douleur s’endort comme sur le visage en larmes de cet enfant qui a sombré dans un sommeil passager.