L’hiver fait sa réelle apparition et le thermomètre glisse inexorablement vers –20°. Pour tout ce que je viens d’expliquer, pour cette foule de gens affamés qui patientent dehors, cette chute de température aggrave encore la situation. L’hécatombe accélère.
Devant le grand bâtiment archicomble d’où s’échappe l’odeur d’un brouet cuisiné à la hâte dans une douzaine de grandes lessiveuses, piétine une foule à perte de vue. Serrés les uns contre les autres, les gens ne forment plus qu’une masse compacte qui frappe des pieds en cadence pour ne pas geler.
Le martèlement de leurs pas qui se fait sur place ressemble à un sourd roulement de tambour voilé. Les enfants offrent le plus déchirant du spectacle. Beaucoup se sont égarés dans la cohue et, lassés d’avoir appelé leur mère, se noient dans un déluge de larmes que rien ne console. Je parle évidemment des tout petits, ceux qu’aucune explication, même futile, ne touche. Leurs visages barbouillés de larmes qui gèlent aussitôt demeurent, dans ma mémoire, comme la plus pathétique image du drame. Nous nous affairons à les regrouper à l’intérieur, près des marmites, pour leur procurer un peu de chaleur. Nous essayons de leur poser des questions sur leur identité afin de les diffuser par haut-parleur. Nous n’obtenons d’eux que des cris suraigus et des torrents de pleurs.
Plus loin, sur une petite élévation, une grande croix de métal, couverte de givre, scintille comme le fer d’une épée plantée au sein de la catastrophe. Autour de ce symbole une autre partie de la masse compacte piétine également en écoutant les prières et les encouragements d’un prêtre. Le froid devient si cuisant que le Frische Haff gèle. Cela offre d’autres difficultés aux bateaux qui persistent néanmoins à accoster à Pillau.
Le Frische Haff gèle, et, malgré les conséquences criminelles qu’engendre une fois de plus le froid, la situation sera utilisée. Sur la glace du Haff, la plus invraisemblable des marches forcées va s’effectuer. Des centaines de milliers de gens vont gagner la mince bande de terre du Nehrung, Kahlberg puis Dantzig. Il en partira aussi de la poche de Heiligenbeil. Ils subiront en plus des privations de toutes sortes, les attaques des chasseurs bombardiers soviétiques qui essaient de rompre la voie du salut en lâchant des chapelets de bombes destinées à briser la glace. Leurs efforts seront d’ailleurs couronnés de succès en bien des cas. Des chariots, des véhicules de toutes sortes disparaîtront bien souvent dans des crevasses qu’une mince couche de glace a recouvert entre-temps, dissimulant ainsi le piège aux malheureux.
Rien pourtant n’arrêtera le reflux, prêt à affronter la pire des épreuves. Par ce chemin providentiel, une grande partie des réfugiés quittera ainsi Pillau. Il est grand temps d’ailleurs, car le Russe s’active à nouveau dans ce secteur. Son aviation survole quotidiennement Pillau et la défense de Königsberg a, parait-il, lâché.
Le travail à Pillau devenant moins intense, on songe à évacuer ce qui n’est pas absolument indispensable. De Königsberg à Pillau il n’y a guère plus d’une vingtaine de kilomètres. Le front de Kranz a reculé lui aussi. Nous ne tarderons probablement plus à être engagés. Nous faisons partie d’une réserve déficiente sur laquelle on peut quand même espérer quelque chose. Cette réserve est surtout formée des rescapés d’unités disloquées ou anéanties. Plus personne ne sait où se trouve ce qui reste de la « Gross Deutschland » et nous demeurons là, avec nos lisérés encore visibles sur la manche de notre vareuse élimée et incolore. Il y a là encore auprès de moi quelques noms connus. Notamment le lieutenant Wollers qui porte un pansement sale sur sa main droite à laquelle il manque deux doigts. Puis Pferham, notre pasteur désabusé, Schlesser, Lindberg, qui a survécu à sa peur, notre cuistot Grandsk qui a depuis longtemps abandonné ses marmites au profit d’un F.M.
Il y a aussi mon ami Halls qui ne pourra jamais oublier, et puis moi, pour qui le restant de ma vie se consacrera au témoignage. Il y a aussi sept ou huit autres, dont les noms me sont inconnus et qui forment avec nous le restant de la division Grande Allemagne en ces lieux. Notre division est-elle définitivement rayée des listes ? Non, un officier nous hèle. Il nous fait même former un petit rang misérable et commande un garde-à-vous. Nos yeux, qui ont déjà vu tant de choses, observent cet Hauptmann qui, depuis son visage gris a conservé ce sens des vertus disciplinaires.
Cet ordre, qui nous fouaillait bien souvent par le passé, nous arrive presque comme un baume. Il est rassurant. C’est une forme de conversation que l’on adresse aux vivants. À ceux qui sont encore visiblement dignes de vie. Nous n’analysons pas plus longtemps ; pour nous, habitués à ne considérer que l’immédiat, c’est une forme d’intérêt. Ce capitaine nous parle et à travers sa voix qui se veut ferme et réglementaire, transpire l’intense émotion de la charge écrasante qui nous incombe à tous, officiers, soldats, hommes, femmes et enfants. L’heure des vantardises et des brimades gratuites est tellement dépassée qu’aucune attitude incompatible avec l’urgence du moment ne peut plus être employée. Ici, un homme parle à un homme, et se dérober à la situation n’est pas possible.
Pourtant, cet homme, qui porte les vestiges d’une tenue d’officier, essaie encore d’organiser quelque chose au travers du cataclysme qui a balayé tout un peuple, au milieu de la plus déprimante des retraites ; cet homme, qui sait que tout est perdu, essaie encore de sauvegarder l’instant même. Il nous signale que nous devons nous replier, que nous devons franchir nous aussi la glace du Frische Haff, que nous devons gagner Dantzig où des éléments importants de notre division se trouvent encore. Il essaie, sur un ton qui n’est pas péremptoire, de nous expliquer que notre devoir existe encore au sein d’une quelconque organisation qui doit se situer où il nous le précise. Ce n’est pas pour nous éviter le pire qu’il nous donne ces ordres. Le pire se trouve maintenant partout et l’échappatoire n’est à vrai dire nulle part. Il est déjà parti vers d’autres hommes et nous saluons à retardement.
Alors notre petit groupe se met en marche. Sur la plate-forme de glace large de plusieurs kilomètres, un vent violent balaie la neige du miroir. Au loin, le bruit de la mer nous apporte son doux ronronnement. Derrière, le fond sonore de la guerre persiste.
Au soir, nous atteignons le Frische Nehrung et son premier bunker antiaérien qui émerge à peine des longues herbes pliées sous la neige. Pour comble, je fais une stupide chute qui m’endommage un pied. Le Nehrung fait une soixantaine de kilomètres. Je les ferai ! Qu’importe, je sais depuis longtemps que le ciel n’est pas avec moi.
Un balai brisé me servira de béquille. Tant de gens ont souffert et sont morts sur cette piste, que mon léger dommage me semble indécent. Nous n’avançons que lentement. Un creux de barcasse défoncée abritera notre repos quelques heures. Nous n’y sommes d’ailleurs pas seuls. Des civils grelottants s’y sont déjà réfugiés et gémissent en essayant de dormir. J’ai enfoui ma tête sous l’épaule de Halls et malgré l’incommodité, j’essaie de ne plus penser à rien.
Nous n’atteindrons Kahlberg que le lendemain en fin de matinée. La petite ville est noire de réfugiés qui crient famine. Des gens aux visages fous dévorent la farine complète qu’on leur a distribuée pour tout aliment. Les boîtes de lait condensé sont uniquement distribuées aux enfants. Pour ne pas tomber d’inanition, nous devrons aussi faire une interminable queue pour toucher, chacun, deux poignées de farine et un gobelet d’eau chaude où s’est infusée une quantité infime de thé.
Notre terrassante marche a repris parmi les cohortes pitoyables de réfugiés qui râlent sous l’épreuve. Par deux reprises, les avions soviétiques plongeront sur ce convoi de miséricorde et arroseront le tout de projectiles destinés à détruire les chars. Chaque impact écharpe la masse en de longs sillons ignobles et le vent porte un moment l’odeur tiède des corps éventrés. Les enfants surtout me font peur. Plus rien n’est à l’échelle de leur compréhension. Ils ne savent pas s’il est question d’aviation ennemie. Ils ne savent pas s’il est question de froid et de faim. Tout est une souffrance et chaque pas qu’ils doivent faire est un piège. Le ciel peut les faire souffrir, la terre leur fait mal, les maisons ne sont que des monticules sombres et froids qui s’écroulent. Leurs mains sont douloureuses, et leurs pieds leur font pincer les lèvres sans cesse. Alors, ils sont perdus. Perdus dans une peur constante que justifie un monde d’horreur où rien ne peut dissimuler un instant leur pauvre faiblesse. Alors, ils regardent alentour sans sembler voir. Leurs yeux flamboyants se fixent sur leurs mains tuméfiées qu’ils ne voudraient plus avoir, sur les gens autour d’eux qui ne devraient plus exister, sur l’herbe gelée qui tremble sous l’action du vent et qu’ils n’auront jamais plus comme amie pour jouer.