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J’ai peur pour ces enfants qui subissent le châtiment avant d’avoir commis le péché, pour ces enfants qui emploieront le mot existence comme synonyme de vengeance. Je ne peux, hélas ! qu’assister à l’épouvantable chemin de croix. Je ne peux rien devant tant de misère, même ma vie ne leur servirait à rien, je ne suis pas le Christ Rédempteur, et pourtant, je venais de trouver une essentielle raison de mourir.

Trois jours après avoir traversé la glace du Frische Haff nous atteignons enfin Dantzig. Ici, hormis les centaines de milliers de réfugiés qui offrent un spectacle suffisamment tragique, tout est plus calme. La guerre nous épargne son vacarme, elle est plus loin au sud. Pas très loin d’ailleurs. Il reste néanmoins à supporter les attaques aériennes fréquentes qui font mouche immanquablement au sein de la ville surcompressée. Dantzig est devenu le terminus de l’exode prussien, et si des foules entières stationnent encore jour et nuit dehors, des secours importants et organisés parviennent malgré tout à cautériser une partie de la plaie. L’évacuation vers l’ouest reste encore possible par chemin de fer, et le gros trafic maritime s’exerce surtout dans le port de la ville. C’est là que nous patientons, assis à même le sol, parmi une foule de clochards.

Wollers attend depuis deux heures sous la verrière sans vitres d’un centre de regroupement qui doit nous donner des informations quant à notre réincorporation. Ma cheville enflée appuie douloureusement sur les plis racornis de ma botte, et je ne suis pas pressé de bouger.

Un gros bateau est entré à Neufahrwasser et une foule de gens s’est muée vers l’embarcadère. Le bateau n’a pas encore jeté ses amarres, et tous ces gens auront encore plusieurs heures à patienter avant de les lui voir larguer. Il est vrai que, même à Dantzig, plus rien ne se compte en temps, chaque but est poursuivi avec opiniâtreté même si cela coûte un maximum de patience, d’endurance, de souffrances.

Les enfants sont toujours là avec leurs petits visages déformés par l’émotion. Ils continuent à regarder et à haïr sans comprendre, sans chercher plus d’explication. Le sommeil les happe par moments et ils dorment là où ils sont, sans que leur trouble cesse. Moi, immobile dans ma fatigue et mon esseulement, j’essaie de ne plus voir que les oiseaux de mer qui tournoient sur Neufahrwasser et qui semblent appartenir à un autre monde.

Il y a maintenant deux jours que nous patientons en attendant des informations. Nous nous relayons sous la verrière. Un courant d’air, qui givre l’intérieur comme l’extérieur, secoue l’ensemble métallique d’où des fragments de verre se décrochent.

Pour ne pas geler sur place, il faut tourner en rond, faire des gestes, bouger de quelque façon. Comme j’ai les plus grandes difficultés à marcher, mes copains m’ont confié ce poste tandis qu’ils font des promenades obligatoires parmi le fatras du port. Enfin une information, négative d’ailleurs, nous parvient. Pas de « Gross Deutschland » à Dantzig. Peut-être à Gotenhafen ! Gotenhafen est à quelques kilomètres au nord, en bordure de la baie. Rien, en fait, si mon pied ne me refusait le moindre service.

Aidé par Halls et mon balai béquille, j’ai traversé néanmoins une partie de la ville. En cours de chemin, nous avons rencontré la Providence. D’une maison, quelques civils qui nous regardaient claudiquer, sont venus à notre rencontre. Dans cette maison, il faisait chaud et il me sembla qu’enfin le paradis nous ouvrait ses portes. L’intérieur était d’ailleurs bondé de monde, des réfugiés venus de l’est, et surtout d’enfants silencieux qui appréciaient comme un jouet merveilleux la banquette murale où ils s’étaient regroupés et assis.

Il y avait de l’eau dans cette maison et nos hôtes nous proposèrent de faire toilette. Wollers savait que les soldats n’avaient pas le droit de flâner à des privilèges réservés aux civils en exode. Son pansement n’était que putréfaction et son corps si las qu’il n’aurait su refuser. J’eus même l’occasion de plonger ma cheville enflée dans un récipient d’eau chaude. Les bonnes gens insistèrent pour que nous restions à nous reposer jusqu’au lendemain, et le soir, un repas consistant tomba en nos gamelles comme une manne céleste.

Nous passâmes notre nuit dans la tiédeur de la cave. Hélas ! le manque d’habitude à ce confort ne nous permit pas de goûter entièrement la douceur du moment. Une agitation incontrôlée nous secouait par instants, comme si un système d’alerte avait été mis en état de veille à l’intérieur de nos têtes. La fatigue, à qui nous n’avions pas laissé tellement le temps de se manifester, se précisa d’ailleurs pendant ce repos inaccoutumé. Lindberg passa de longs moments à trembler. Halls se sentait perdu s’il dormait couché. Aussi passa-t-il sa nuit appuyé au mur, en geignant par instants. Pour moi, le malaise courait de la racine de mes cheveux à mes talons. Il semblait aller au rythme de ma respiration.

N’étions-nous plus en état de vivre normalement ? C’était bien probable. Une chose pourtant me fut extrêmement favorable. Les trois bains chauds que j’eus l’occasion de donner à mon pied malade vinrent à bout de ma douleur en un temps record. Est-ce le fait que nos corps privés de tout acceptaient avec ferveur le plus élémentaire des soins ? Ici des blessés graves maintenaient encore leur souffle avec un gobelet de schnaps et une promesse. Quand je songe qu’aujourd’hui, une simple grippe terrasse un homme valide pour plusieurs jours ! Qui étions-nous donc pour vivre ainsi ? Je ne songe pourtant pas un instant au surhomme, bien loin de là. Nous n’étions, hélas ! que des hommes au sens le plus impératif du mot. Et ceux qui nous jugent aujourd’hui depuis leur mollesse ne peuvent pas même prétendre à ce qualificatif. Non ! je sais ce que je dis. L’ennui de la paix et de la fainéantise est aujourd’hui trop répandu autour de moi pour que je puisse en douter une seconde. Si la guerre est nécessaire aux hommes pour leur faire apprécier la paix, à quoi sert l’éducation à laquelle trop de choses sont consacrées actuellement ? Et mon dernier espoir, que j’essaie de reconstruire avec tant de bonne volonté, menace de s’envoler.

Au matin, nous nous apprêtâmes à prendre congé de nos bienfaiteurs. Ceux-ci nous expliquèrent d’ailleurs que leurs dernières réserves avaient été épuisées, et qu’ils allaient songer à abandonner Dantzig pour fuir à l’ouest tant que cela était encore possible.

Avec le jour qui se lève tard, les premiers chasseurs bombardiers apparaissent et attaquent le port. Nous saluons nos hôtes sous le grondement des bombes et le hachement de la Flak. La route vers Gotenhafen est reprise. Elle est également parcourue par une colonne ininterrompue de civils en exode qui s’activent dans cette direction, Dantzig ne suffisant plus à leur sauvegarde. D’autres progresseront encore plus haut. Ils contourneront la baie de Dantzig et iront atteindre Hela, un autre port situé en face de Gotenhafen dont le trafic est presque aussi important que celui de Dantzig.