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Les voici. Après avoir escaladé un sentier de jardin, nous débouchons sur un terrain assez plat, que limite, à deux cents mètres, une ligne d’horizon plus haute. Des traînées de fumée constantes signalent les départs et les impacts. Des éclairs de feu blanc apparaissent et disparaissent sur la grisaille du ciel.

Il nous faut nous rendre là-haut quoi qu’il nous en coûte, alors que nous possédons en poche notre passeport pour l’ouest. Je sais de quelle malédiction les visages fermés de mes compagnons accablent l’humanité.

Nous sommes comme attirés par le maléfice de la situation et nous terminons notre progression par des sauts de carpe qu’aucune méthode de culture physique ne conseille.

Trois semi-chenillés allemands, ressuscités de je ne sais quelle unité, opposent leurs pièces de D.C.A. à une vingtaine de chars soviétiques immobiles sur la campagne brune et blanche. Des fantassins crottés s’inscrustent dans de petits trous creusés à la hâte et pointent diverses armes antichars vers les monstres qui restent à distance. Nous avons à peine pris place qu’une nouvelle salve arrive. Le feu, puis un lourd raz de marée de fumée et de poussière roule sur les positions d’où montent les plaintes. Les semi-chenillés, plus à l’abri, tirent eux aussi et plus aucune parole n’est audible.

Les chars russes demeurent immobiles et tirent à nouveau. Certains sont d’ailleurs paralysés de façon définitive, et la fumée qui s’échappe de leurs entrailles se mêle à celle qui provient de notre camp et qu’un vent généreux pousse vers l’assaillant.

Puis c’est l’inhumain commandement qui nous jette en avant. Puisque les chars ne viennent pas à nos Panzerfaust, allons au-devant d’eux.

Par bonds, par miracle, nous gagnons quelques mètres sous les rafales de mitrailleuses qui écharpent un certain nombre de mes valeureux compagnons.

La peur atteint une note grandiose. L’urine ruisselle dans nos pantalons, car la tension est si grande que l’idée de nous contrôler nous échappe. Nous nous approchons encore. Après chaque bond, nous nous déchirons le visage dans nos doigts convulsés. Les chars ne sont pas accompagnés et leur myopie les rend maladroits dans leur tir. L’un d’eux flambe à soixante mètres du trou que nous occupons à six. Certains se déplacent, mes yeux restent exhorbités sur la mort si proche que l’on taquine. Trois chars avancent. S’ils prennent le tertre où nous sommes réfugiés, dans une minute la guerre sera finie pour nous.

Je vois les trois chars. Je ne voix qu’eux ! Je vois aussi une pancarte métallique sur le haut du tertre, je vois aussi l’ogive de mon premier Panzerfaust et ma main raide d’appréhension cramponne la mise à feu. Ils roulent vers nous ; la terre que j’ai tout le long de mon corps me transmet leurs vibrations en même temps que mes nerfs tendus à se rompre émettent un sifflement qui emplit mes oreilles. Je comprends une fois encore que l’on peut user sa vie en quelques secondes. Je vois aussi les lueurs jaunes qui scintillent sur leur tablier menaçant, puis tout disparaît dans l’éclair fulgurant que je viens de lâcher et qui me brûle le visage.

Ma cervelle s’est immobilisée et me semble être de la même matière que mon casque. À côté de moi d’autres éclairs ont meurtri ma pupille que je garde convulsivement écarquillée. Il n’y a pourtant rien à voir. Tout est lumineux et flou à la fois. Puis s’esquisse le rougeoiment d’un brasier en second plan. Le char n’a pu résister aux trois projectiles à charge creuse que nous lui avons envoyés avec une certaine précision. Nos mains fiévreuses cramponnent encore le tube lanceur, que surgit à la gauche du brasier un second monstre. Nous percevons le bruit du troisième qui enjambe le tertre de l’autre côté de notre position. Le monstre a accéléré et il n’est plus qu’à trente mètres lorsque j’entre enfin en possession de mon dernier Panzerfaust. Un camarade a déjà tiré et j’ai été aveuglé. En raidissant mon observation, je retrouve la vue pour voir passer une multitude de galets englués de terre qui défilent à cinq ou six mètres de moi dans un bruit sourd. Un cri inhumain monte de nos gorges sans que nous n’y puissions rien.

Le monstre nous dépasse et s’éloigne parmi le hachement de la bataille. Il disparaît enfin dans un volcan qui le soulève du sol et s’enveloppe d’une fumée dense. Nos yeux hagards cherchent encore autre chose, mais ce qui nous entoure n’est plus que feu et flamme. Les chars n’apparaissent pas et notre démence furieuse nous pousse à sortir de notre refuge. Nous avançons vers le feu qui martyrise nos prunelles. Le roulement des chars diminue. Les Russes ont décroché devant notre opiniâtreté que le diable semble nous avoir insufflé. Puis, terrassés, nous nous abattons sur la terre froide dont le contact nous semble doux.

Les trois tanks qui s’étaient lancés à l’assaut ont été détruits. Deux autres restent également sur le terrain et nous récupérons deux blessés russes. Les T‑34 ont préféré ne pas s’exposer davantage à notre hargneux désespoir. Ils reviendront plus nombreux, accompagnés, protégés sans doute par l’artillerie et l’aviation, et toute notre affolante ténacité n’y pourra rien.

Nous combattons encore, et quoique la disproportion des forces en présence ne nous laisse aucun espoir, notre combat n’est plus vain, puisqu’il permet à une foule de civils de fuir encore l’esclavage.

Dans la nuit, d’autres éléments sont venus nous rejoindre. Sans repos, nous avons rétabli nos positions et disposé un champ de mines qu’un ravitaillement en munitions a amenées à Dantzig. Les mines soulagent terriblement notre défense. Elles ne sont, hélas ! efficaces qu’une fois. Les Russes s’y mordront encore les doigts à moins qu’ils ne retournent le terrain par un bombardement intensif.

Depuis trois jours, Ivan a lancé plus de vingt attaques en direction de la baie pour couper Dantzig de Gotenhafen. Pferham a été grièvement blessé et nous avons dû reculer encore notre système de défense. Cette fois, nous avons l’appui de l’artillerie de marine qui nous rend des services inestimables. Si les Russes ne bénéficiaient pas de contingents si importants et d’un matériel inépuisable, ils seraient probablement obligés d’abandonner la partie.

Le restant de nos forces est concentré sur un petit espace et rugit d’une façon singulière. Les Russes emploient l’aviation, et c’est surtout elle qui viendra à bout de notre défense. À l’horizon la moindre bicoque a été rasée. Ces lieux, où devait régner il y a encore six mois une certaine douceur de vivre, connaissent à présent l’apocalypse. Plus aucun déplacement ne peut s’opérer de jour. Le ciel appartient continuellement à l’aviation russe, et malgré le feu intense que lui prodiguent nos batteries, elle revient toujours aussi nombreuse. Notre douloureuse défense va d’ailleurs faiblir, les évacuations de troupes commencent.

Nous sommes parmi les premiers à regagner Gotenhafen où d’impitoyables combats se déroulent déjà dans les proches quartiers de la ville. En quelques jours, l’aspect de celle-ci a été modifié. Les ruines sont un peu partout et une furieuse odeur de gaz et de brûlé emplit l’atmosphère. La grande rue qui mène en ligne droite aux embarcadères n’a plus de forme. Les ruines des bâtisses qui la bordaient se sont écroulées jusqu’en son milieu et obstruent le passage.

C’est à ce travail de déblayage que nous nous activons, avec des milliers d’autres, pour permettre à des camions bondés de civils de se rendre le plus rapidement possible au port. Toutes les cinq ou dix minutes apparaissent les avions, et nous sommes pratiquement obligés de demeurer sur place. La rue est hachée et calcinée vingt ou trente fois par jour. Il faut avoir connu Bielgorod et Memel pour ne pas se tirer une balle dans la tête. Les morts et les blessés ne se comptent plus. Ce qui devient rare, c’est de rencontrer quelqu’un de réellement valide.