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Des chevaux emballés, que le ravitaillement a dû épargner, tirent en ruant d’affreux traîneaux chargés de cadavres, enveloppés dans une bâche, ou même du papier. Il faut déblayer et enterrer à une vitesse que scande le mitraillage des « IL‑2 ».

Des gens épuisés demeurent inconscients et immobiles sur des monceaux de ruines, offrant des cibles magnifiques aux aviateurs russes. Et, pour couronner l’ensemble, l’horizon à l’ouest et au sud-ouest est rouge-noir. Des combats par rue et par maison sont déjà engagés dans les faubourgs de la ville. Des milliers et des milliers de civils patientent encore sur le port et dans ses environs, et l’artillerie lourde bolchevik envoie, par instant, des projectiles jusque sur les quais.

À travers la précipitation générale nous parviennent des nouvelles vraies ou fausses. Les Russes ont été refoulés vers l’ouest. Une division allemande arrive derrière les rouges pour nous dégager. Les Soviets ont atteint la mer entre Gotenhafen et Dantzig. Nous croyons davantage cette dernière nouvelle. Si la poche de résistance a été coupée en deux, son anéantissement va commencer.

Nous cherchons un peu de repos dans une cave où un médecin procède à un accouchement. Le local est voûté et partiellement éclairé par quelques lampes de fortune, et, si la venue au monde d’un enfant doit être une chose joyeuse en général, ici elle ajoute au tragique de la situation. Les plaintes de la maman n’ont aucun sens dans ce monde de hurlements, et le bébé qui vagit semble déjà regretter sa venue ici-bas. Encore une fois, il y a du sang, comme dans la rue, comme sur la terre où nous avons tant souffert et mon appréciation de l’existence tombe toujours en vrille vers l’abîme dont j’entrevois le fond. Putain de vie ! Tout n’est donc que sang, souffrance et gémissements…

Peu de temps après, nous avons regagné la fournaise. Nous avons jeté un dernier regard au nouveau-né dont les petits cris tintaient comme un cristal fragile parmi les grondements qui secouaient la cave. Qu’il meure vite avant d’avoir vingt ans ! Vingt ans c’est l’âge ingrat. C’est très dur d’abandonner la vie au moment où on a tant envie de la voir s’épanouir.

Nous avons aidé de vieilles personnes, que des plus jeunes avaient déjà abandonnées aux Soviets. Dans la nuit éclairée des lueurs provenant de la guerre, nous avons accompli encore une fois notre devoir. Nous avons soutenu et porté des vieillards vers le port où un bateau les attendait. Les avions sont, hélas ! passés, et, se fiant aux incendies qui ravagent les côtés de la voie, ils ont encore lâché la mort sur notre dévouement.

Ils nous en ont tué une quinzaine. Nous avons bien essayé de les entraîner dans nos plongeons successifs, mais les vieilles personnes n’ont pu nous suivre. Ça ne fait rien, nous en avons sauvé pas mal. Avec mes copains, nous les avons pratiquement hissées sur un chalutier. Nous avons aidé à les entasser parmi la foule innombrable et, entre-temps, le bateau a largué ses amarres pour échapper à une attaque aérienne.

Le bateau s’éloigne. Nous sommes à bord. Wollers a couru vers la poupe pour voir si la passerelle avait vraiment été retirée. Puis il est revenu vers notre petit groupe en piétinant les fugitifs qui masquaient la surface du pont. Il nous a regardés et a voulu parler. Ensemble nous avons regardé Gotenhafen en flammes.

— Vous avez toujours vos fiches d’embarquement, s’inquiéta-t-il brusquement.

Les cartons ployés et sales apparurent.

— Nous aurions plutôt perdu la tête que ça, murmura Grandsk.

L’eau glisse doucement à moins d’un mètre sous le bordé. Le chalutier menace de sombrer si son chargement humain se répartit mal. Pas un doigt ne bouge. Chacun refuse d’accepter l’évidence. Nous avons encore échappé aux Russes et à leur furie.

Chapitre XIX

L’ouest

Hela. Le Danemark. Kiel. Les Anglais. Prisonnier

Avant le jour, nous parvenons à Hela sans encombre. Nous avons croisé de nombreux bateaux, naviguant comme des fantômes, tous feux éteints. Ils vont ou bien vers Hela, ou bien, dans l’autre sens, vers Gotenhafen et Dantzig où de nombreux civils attendent encore la délivrance. Hela, que je croyais être une grande ville, n’est en fait qu’un village avec un port de seconde importance. Les bateaux, très nombreux, sont surtout mouillés au large, et de petites embarcations leur apportent sans discontinuer le fret humain à destination de l’ouest. À travers l’obscurité et le froid qui sévit encore, une fièvre intense règne sur le dernier tremplin de salut d’Hela.

À peine avons-nous mis pied à terre que le service de la feld-gendarmerie, qui subsiste encore, nous a fait ranger de côté. Nous roulons des yeux inquiets. La chance qui nous a amenés jusqu’ici ne va-t-elle pas fondre comme neige au soleil, et ne va-t-on pas nous réembarquer pour Dantzig ou Gotenhafen ? Les gendarmes nous tournent le dos et canalisent les civils blêmes. De toute façon, nous possédons des papiers en règle, mais était-ce ce bateau-là que nous devions prendre ? De plus, les ordres peuvent devenir contrordres d’une seconde à l’autre. Les minutes qui s’écoulent ne nous indiquent rien sur notre avenir.

Le jour se lève en même temps qu’une fatigue accumulée depuis des mois fait grelotter nos épaules. Nous distinguons maintenant les nombreuses silhouettes grises des bateaux à l’ancre tout autour de la presqu’île. Il y a aussi de nombreux bâtiments de guerre. Nous n’avons pas terminé notre observation que les signaux d’alerte retentissent. Une rumeur enveloppe la foule dense. Des yeux osent encore regarder le ciel.

— Pas de panique, aboient les gendarmes, notre défense antiaérienne les maintiendra !

Nous savons toutefois ce que cela veut dire. Les abris sont surchargés de blessés et chacun doit trouver un refuge naturel. Si les bombes s’abattent ici, il y aura encore un beau carnage.

Nous nous sommes rabattus vers un vieux ponton mis à sec dont les poutrelles barbouillées de goudron peuvent parer quelques coups. Nous ne sommes pas encore à l’abri qu’explose alentour le crépitement massif d’une D.C.A. que la guerre ne m’avait pas encore permis d’entendre. Il provient des défenses côtières et surtout des bâtiments de guerre que nous avons entr’aperçus. Les éclats en retombant peuvent faire eux aussi pas mal de dégâts.

À l’est, le ciel est tacheté d’une myriade de petits flocons noirs. La pétarade est si dense qu’elle ne nous permet pas d’entendre l’approche des avions. Nous en apercevons finalement trois qui filent assez bas, parallèlement au port. Ils sont d’ailleurs poursuivis par les granules noires que forment les éclatements des projectiles de la Flak. Une explosion se fait entendre au sud au-dessus de la mer. Un avion a dû être touché. Les gendarmes n’avaient rien exagéré. Pas un popov ne survole Hela. Un sentiment de sécurité nous envahit. Enfin les Russes sont mis en échec.

Sur ce, les gendarmes vérifient notre carton.

— Présentez-vous ici même le… mars, déclare un sous-off, pour y être embarqués. En attendant allez vous faire embaucher au nord de Hela.

Nous foutons le camp sans poser d’autres questions.

— Mais quel jour sommes-nous ? balbutie Halls.

— Attendez, s’exclame Wollers, il y a un calendrier sur mon agenda.

Il le cherche et ne le trouve finalement pas.

— De toute façon, nous ne serions pas plus avancés.

— Il faut pourtant le savoir, persiste Halls. J’aimerais bien que nous sachions combien de temps il nous faudra encore patienter.