Nous apprendrons finalement que nous sommes un dimanche, le 28 ou 29 mars peut-être, et qu’il nous reste deux jours à attendre, je crois. Le deux derniers jours de la campagne « Ost Front » où nous avons épuisé notre existence.
Nous les passerons parmi une foule de réfugiés anxieux qui campent à la belle étoile sur cette mince bande de terre de la presqu’île de Hela.
Nous aurons encore droit à deux attaques aériennes où les Russes échoueront dans leur sinistre projet. La dernière victime que je pourrai voir sera un cheval blanc sale.
Un avion russe a été touché au large. Il est venu se désintégrer au-dessus de nous et l’avant de l’appareil, dont le moteur emballé émettait un long miaulement, a piqué vers le sol. Des yeux nous avons suivi sa chute. Le bruit a inquiété l’animal qui a dressé le col. Il a henni et a fait trois pas de galop vers l’endroit où devait percuter l’amas de ferraille vrombissant. Je l’ai vu s’abattre sur la bête dont la chair a voltigé à quinze mètres.
Au soir du 1er avril, par un temps de cochon, nous avons mis le pied sur un grand bateau blanc. Il a dû servir dans le temps à des croisières pour gens riches. Malgré l’inquiétude qui transpire, malgré la foule innombrable qui s’y entasse, malgré les civières avec les blessés qui râlent, mes yeux s’emplissent de toutes les belles choses à peine ternies que renferme le beau bateau. Il me semble voir les vitrines des magasins que mon père m’emmenait admirer les veilles de Noël. Je n’ose pas me réjouir, je sais que ça finit toujours mal.
Dans l’obscurité et les grandes vagues creuses, notre arche s’enfonce dans la nuit. Nous avons perçu, un peu avant, le grondement et la lueur qui emplit le ciel de l’autre côté de la baie de Dantzig. Des camarades se battent et succombent encore là-bas dans l’enfer. Nous n’osons croire à notre privilège et en sommes gênés. Nous glissons ainsi plus de deux jours. Nous allons vers l’Ouest, c’est incroyable ! Vers l’Ouest que nous avons tant espéré, là où je ne peux imaginer qu’il y ait la guerre. Nous apprenons que nous voguons sur le Pretoria et, quoique n’ayant droit qu’à un tout petit espace sur le pont battu par le vent et la pluie, la douceur du moment nous fait oublier le boire et le manger.
Une torpille pourrait, bien sûr, nous envoyer au fond, mais nous n’y songeons pas. Un bâtiment de guerre nous escorte d’ailleurs. Tout se passe très bien.
Nous arrivons au Danemark où des choses que nous avions oubliées s’offrent à nos regards, notamment des boutiques pleines de pâtisserie que nous dévorons des yeux en oubliant nos sales gueules de boches rongées par la misère. Nous remarquons à peine le regard méprisant que nous jettent les commerçants qui ne peuvent comprendre. Nous ne possédons pas d’argent et ce qu’il y a là n’est pas gratuit. Un moment nous avons songé à nos mitraillettes.
Halls n’a pas su résister. Il a tendu ses grandes mains qui ressemblent à du bois mort, et a demandé la charité. Le boutiquier a fait semblant de ne pas le voir, mais Halls a insisté.
Alors finalement, l’homme a déposé dans la main immonde un gâteau rassis. Halls l’a émietté en quatre et nous avons goûté une substance qui nous était inconnue. Nous avons remercié l’homme en essayant de faire un sourire. Dans nos grandes gueules grises et nos bouches aux dents cariées le sourire a dû être un rictus. L’homme a sans doute cru qu’on se moquait de lui. Il a tourné les talons et a disparu dans son arrière-boutique. Il ignorait que, depuis bien longtemps, l’occasion de rire ne s’était plus offerte à nous et qu’il allait nous falloir quelque temps pour réapprendre.
Sur un bâtiment moins somptueux, nous avons regagné Kiel. Ici, nous avons retrouvé une atmosphère qui nous était plus familière. Il n’y a plus de pâtisserie et plus d’occasions de sourire. Il y a des ruines et une précipitation assez alarmante. Rapidement d’ailleurs nous avons été réincorporés à un bataillon de fortune. Halls a posé une question en vue d’une permission pour aller chez lui à Dortmund. Un soldat d’une cinquantaine d’années lui a posé une main sur l’épaule et lui a dit qu’avec un peu de courage et de chance, s’il réussissait à s’infiltrer parmi les lignes américaines et anglaises, il y parviendrait peut-être.
La stupéfaction, la tristesse ont couru sur le visage de mon pauvre ami…
Les lignes américaines et anglaises !
Depuis l’Ouest que nous avons tant de fois imaginé, depuis l’Ouest où nous sommes maintenant, la plus déprimante des nouvelles s’abat sut nous sans mesure et nous déchire l’âme. Nous sommes atterrés. L’Ouest, ce paradis que nous escomptions timidement depuis nos trous glacés de Memel, du Dniepr, ou du Don, l’Ouest, ce paradis quasi chimérique qui devait recueillir nos souffrances et les calmer, l’Ouest qui représentait notre unique raison de survivre, l’Ouest n’est qu’une petite campagne hérissée de constructions assez denses. Une campagne au silence entrecoupé du vrombissement des avions et où des gens terrorisés rampent et courent. C’est aussi trois camions gris sale qui transportent à vive allure un bataillon réduit de soldats grüngrau vers un autre rendez-vous avec la mort. C’est enfin le lieu où mes dernières illusions s’effritent et s’écroulent dans une consternation inhumaine.
L’Ouest, c’est l’autre partie de l’étau qui se referme sur notre misère. C’est plusieurs armées qui se précipitent sur nos bras épuisés. Plusieurs armées dont l’une est française. Mon émotion est intraduisible. La France, la France qui ne m’a jamais abandonné dans mes pensées, la douce, la trop douce France a abusé de ma naïveté. La France que je croyais à mes côtés, à nos côtés. La France que j’aimais autant – depuis les Graben de la steppe – que les gens qui parlaient de révolution dans les arrière-salles des cafés parisiens.
La France, pour qui j’admettais en fait la grande partie de mes efforts. La France que j’avais fait aimer et apprécier à mes camarades de guerre. Qu’a-t-il donc pu se passer que l’on ne nous a pas expliqué ?
La France se retourne contre moi alors que j’attendais son aide. Il va peut-être me falloir tirer sur mes autres frères les Français. Je sais que cela m’est impossible, aussi impossible que de tirer sur Halls ou même sur Lindberg.
Qu’est-il arrivé ? Que nous a-t-on caché ? Je ne sais plus ! Je ne comprends plus ! Ma tête refuse d’assimiler. L’espoir, que l’Ouest avait fait renaître en nous tous, s’évanouit.
Il va encore falloir nous battre. Contre qui ? Contre quoi ? Nous savons que nous n’en avons plus le courage, que plus rien ne nous engage à espérer quoi que ce soit. Les Anglo-Américains auront beau crier victoire, il n’y a plus d’opposition à l’imposant matériel de guerre qu’ils ont fabriqué pour rien. Il n’y a pas de victoire contre des morts de tout.
De tout jeunes gens, des gamins mettront encore de forts contingents alliés en échec, mais cela ne justifiera jamais leur écrasant déploiement de supériorité. Les myriades d’avions, parés pour le plus épique des combats, tenteront à tout prix d’utiliser leur armement perfectionné. Ils hacheront des chaussées de leur mitraille, redétruiront des ruines, poursuivront du bétail apeuré et chercheront vainement un ennemi dissous. Quelques jeunes éléments qui reçoivent le baptême du feu leur offriront, par endroits, la justification de leurs armes. Il est trop tard pour les vraies victoires. Celles qui demeurent sont délicatement homologables.
Nous avons gagné les abords de l’Elbe, et sommes allongés dans l’herbe au long d’une petite route qui mène à Lauenburg. L’armée anglaise est dans le coin et nous devons tenter quelque chose.
Un vieux type bouffe ce qu’une intendance fortuite a encore déposé dans nos gamelles. Halls est plus loin, l’œil égaré dans des déductions inextricables. Le vieux n’a pas l’air tellement déprimé. Il marmonne des mots à peine compréhensibles à mon intention.