— Dans quelques jours, avec un peu de chance, la guerre sera terminée pour nous.
Que veut-il dire ? Je sais que la guerre qui se termine pour un soldat vaincu se concrétise généralement par un petit trou brunâtre dans la tête ou la poitrine.
— Mais non, reprend le vieillard, nous serons prisonniers, tu verras. Ce n’est pas gai, mais ça vaut mieux que les bombes et la famine. Tu verras, ce ne sont pas des moujiks, ils ne sont pas méchants, tu verras.
La nuit passe. Il fait presque doux. Nous demeurons sur l’herbe humide du talus qui surplombe la route en parallèle. Des masses aériennes grondent dans le ciel étoilé sans que l’on puisse les distinguer. Les Anglo-Américains épuisent leur excédent de carburant et vont plus loin pilonner des armées fantômes ou des villes abandonnées. Rien ne nous empêche d’appliquer la formule de demi-sommeil que nous avons mise au point pendant de longues années de veille.
Vers 3 heures du matin, un roulement d’artillerie s’est fait entendre au nord. Des lueurs ont même imprégné le ciel pendant un court instant. Le tout a duré trois quarts d’heure et nous n’avons pas cessé de somnoler.
Le jour s’est levé très tôt et un léger soleil printanier s’est glissé à l’horizon. Une petit bagnole est arrivée sur la route. Elle roulait, alerte, en cahotant sur la chaussée partiellement défoncée. Elle était couleur de terre et trois types aux uniformes différents des nôtres l’occupaient. À l’avant de la voiture, il y avait comme un grand crochet vertical terminé par un ergot.
Nous vîmes arriver, sous des casques assez vastes, trois visages rouge brique qui semblaient d’ailleurs apprécier ce footing matinal.
Ainsi m’apparurent les Anglais, les trois premiers, et c’eût été criminel de décharger nos Volkssturm sur ces allègres militaires. Pourtant, l’un de nous, un con, envoya deux coups de fusil au ras des têtes des tommies. La voiture, une jeep, fit une petite embardée – compensée d’ailleurs – entreprit une manœuvre assez paniquée et fit demi-tour en un temps largement suffisant pour que nous puissions l’anéantir.
Le vieillard s’insurgea contre l’attitude du feldgrau qui venait de faire son devoir et expliqua que ce geste inconsidéré allait faire rappliquer des éléments motorisés contre lesquels notre défense ne pourrait rien. Un hauptmann décontenancé faillit intervenir. Il n’en fit rien et retourna auprès de son mitrailleur.
Une heure après, le bruit de nombreux moteurs enfla au nord, et les prédictions du vieux soldat se réalisèrent. Une reconnaissance aérienne voltigea d’ailleurs sur nos têtes et dirigea un tir assez précis sur la route au bas du talus. Comme des chenilles, nous rampâmes au creux du vallon et évitâmes ainsi une cinquantaine d’obus de mortier qui nous auraient sans nul doute causé des pertes sévères.
Les Anglais conclurent probablement à une résistance de tireurs isolés, et nous déléguèrent quatre semi-chenillés que nous vîmes surgir sur le talus avec une certaine angoisse. Deux soldats allemands venaient de se lever et brandissaient les bras au ciel. Le front de l’Est ne nous avait jamais rien offert de semblable et nous demeurions perplexes quant à la suite des événements. Les mitrailleuses anglaises allaient-elles hacher nos deux camarades ? Notre chef n’allait-il pas les abattre lui-même pour s’être ainsi livrés prisonniers ? Rien ne se passa pourtant. La main du vieillard qui se trouvait encore à côté de moi se referma sur mon avant-bras, et ses lèvres marmonnèrent encore quelques mots.
— Allons-y, petit.
Ensemble, nous nous levâmes, d’autres nous imitèrent et Halls me rejoignit sans même songer à lever ses mains au ciel. Ainsi nous avançâmes vers nos vainqueurs le cœur battant, la bouche sèche. Ce fut la seule vraie peur que me causèrent les Alliés et nous l’avions provoquée nous-mêmes.
On nous groupa bruyamment, on nous fustigea quelque peu, et des soldats anglais à mine vindicative nous bousculèrent sans ménagement. Nous avions vu bien mieux au cœur de notre armée et notamment sous les ordres du capitaine Fink. Ce que nos vainqueurs nous faisaient subir n’était rien et demeurait, à nos yeux, empreint d’une certaine complaisance.
Ainsi, je déposai les armes et emblèmes de ma deuxième patrie. Ainsi se termina la guerre pour moi et mes compagnons.
Nous fûmes véhiculés debout – comble de l’humiliation – à bord de robustes camions qui transportaient en notre cohorte débilitante, les reliefs de la victoire. Les visages fermés mais colorés des Anglais persistaient à ne pas comprendre pourquoi des discussions souriantes s’installaient sur nos gueules de famine. Halls reçut même une formidable gifle d’un sous-off anglais sans trop bien savoir ce qui lui arrivait. Halls faisait tout simplement une comparaison entre nos marches forcées à l’est et notre véhiculage de prisonniers.
Puis nous connûmes d’autres hommes encore, de grands types à mine rose et joufflue, aux attitudes de gouapes, mais de gouapes tout de même bien élevées. Leur démarche était nonchalante et ne semblait faite que pour leur donner l’occasion de rouler des hanches et des épaules. Ils portaient de moelleux uniformes, qu’on aurait dits prévus pour jouer au golf, et faisaient aller constamment leurs mandibules comme des ruminants. Ils n’avaient l’air ni tristes ni gais, indifférents même à leur victoire : ils allaient comme des gens mi-consentants, mi-contraints à une occupation qui ne les enthousiasmait pas tellement.
Depuis nos rangs crottés et galeux, nous les regardions avec curiosité. Nous avions l’air finalement plus heureux dans nos colonnes de proscrits qu’eux dans leur état permanent d’hommes enfants pour qui le paradis est une chose sans valeur. Ils avaient l’air riches de tout, sauf peut-être de joie, et leur spectacle rassurant nous réconciliait avec l’humanité.
Les Américains nous humilièrent également, il le fallait bien, c’était normal. Nous fûmes groupés dans un grand camp qui possédait seulement quelques immenses tentes pouvant contenir à peine le dixième d’entre nous. La Wehrmacht, même prisonnière, continuait à organiser. Les plus faibles et malades occupèrent les abris, comme à Kharkov, comme sur les bords du Dniepr, comme à Memel ou à Pillau, comme au cœur des hivers noirs de la steppe où la souffrance nous était devenue accessible.
Les Américains éventrèrent au cœur du camp de grandes caisses remplies de boîtes de conserve. Dispersant du pied l’ensemble des vivres, ils s’éloignèrent, méprisants, nous laissant le soin de la répartition. Chacun eut sa part. La nourriture était délicieuse, et nous ignorions la pluie battante qui transformait le sol en éponge.
Comble de luxe, les caisses renfermaient des pochettes d’orangeade et de citronnade. Ce fut une joyeuse distraction pour nous de recueillir de l’eau dans les plis de nos vêtements et de composer cette boisson savoureuse. De leur retranchement, quelques Américains observaient notre activité et échangeaient des appréciations. Probablement nous méprisaient-ils de nous ruer ainsi sur des choses aussi élémentaires. Peut-être n’étions-nous aussi que des pleutres d’accepter ainsi ces conditions de captivité et de ravitaillement sous la pluie, sans manifester notre mécontentement. Notre état de prisonniers ne suffisait-il donc pas à nous faire marcher silencieusement, avec cet air insupportable qu’ont les gens frappés dans leur orgueil ? Nous ne ressemblions en rien aux documentaires sur les troupes allemandes que nos charmants gardiens, avaient probablement eu l’occasion de voir chez eux, avant d’embarquer pour l’expédition vengeresse. Pas de boche arrogant et irascible, pas d’occasion de sévir. Rien que des sous-alimentés qui acceptent de bouffer debout, sous la pluie, des conserves incomplètes de leur assaisonnement. Rien que des moribonds qui dorment adossés à un pieu, avec une expression de quiétude inscrite sur les lèvres. Rien que des blessés et des malades qui ne réclament même pas de soins et qui semblent s’estimer heureux de pouvoir seulement dormir de longues heures durant. Tout cela est évidemment déprimant pour les missionnaires de cette croisade qui découvrent chez leurs vaincus la notion d’humilité.