Puis nous sommes encore acheminés plus loin. À Mannheim nous passons par un grand centre de tri.
Halls est toujours à mes côtés. Il y a aussi Grandsk et Lindberg, inséparables, groupés comme aux pires moments. Nous réalisons seulement tout à fait que la guerre est réellement finie pour nous. Nous ne songeons pas encore à ses séquelles. Tout est trop nouveau, tout est encore trop présent. Conscients que le pire est passé, les ex-soldats allemands persistent à s’organiser et à faciliter la tâche des Alliés qui s’empêtrent dans le laborieux travail de recensement et d’affectation des prisonniers, en vue d’un travail quelconque. Les organisateurs, prisonniers et bien souvent en haillons, circulent au milieu de leurs élégants vainqueurs occupés à la même besogne ardue. Des cigarettes vont aux lèvres des prisonniers sans que ceux-ci puissent rien offrir en contrepartie. Certains ont même eu du chewing-gum. Ils le mâchouillent en riant, puis l’avalent sans le faire exprès. Les ordres lancés par les Allemands en allemand retentissent. Des rangs se forment et se déforment. Va-t-on remonter en ligne ? Non, l’atmosphère est au beau fixe. C’est à ne pas croire ! Ce n’est pas possible !… Un connard de sous-off, pris au jeu, vient de gueuler d’une façon distraite à son groupe de prisonniers :
— Greift zum Gewehr !vi
Une houle de rigolade s’élève.
Les Américains s’énervent, sortent de leurs baraquements et nous engueulent. Cela devient encore plus drôle, mais nous devons absolument surveiller notre attitude. Le sous-off fautif qui réalise soudain l’incorrection de sa plaisanterie involontaire se fixe au garde-à-vous, attendant la réprimande. Trois officiers américains protestent dans leur langage et pourchassent finalement le délinquant qui s’accable encore davantage lui-même.
Un peu plus tard, les captifs font de longues queues et passent devant un service sanitaire. Certains sont hospitalisés. Les autres passent devant d’interminables bureaux où un service de recrutement les enverra relever les premières ruines d’un pays dévasté. Les commissions de contrôle et de vérification se suivent et étudient chaque cas. Ces commissions sont souvent formées de représentants des troupes alliées américaines, canadiennes, anglaises, françaises et belges. Mes lambeaux de papiers passent entre les mains d’un officier français qui m’a regardé à deux reprises. Il a relevé une troisième fois son regard sur moi et m’a questionné tout d’abord en allemand.
— Ceci est bien vos date et lieu de naissance ?
— Ja.
— Mais alors… ?
— Oui, repris-je en français. Je suis français par mon père.
Je parle le français maintenant aussi mal que je parlais l’allemand à Chemnitz.
L’autre se méfie et me regarde avec suspicion. Après un silence, il reprend, en français maintenant.
— Mais alors, vous êtes français ?
Je ne sais que répondre, les Allemands m’ont persuadé pendant trois ans que j’étais allemand.
— Je crois que oui, Herr Major.
— Comment, vous croyez que oui !
Silence embarrassé de ma part.
— Que foutez-vous dans ce bordel ?
Je ne sais que répondre.
— Je ne sais pas, Herr Major.
— Ne m’appelez pas Herr Major, je ne suis pas Herr Major. Appelez-moi « mon capitaine » et suivez-moi.
Le capitaine s’est levé et j’ai dû lui emboîter le pas. Dans les rangs gris-vert sale des vaincus, la haute silhouette amaigrie de Halls me suit des yeux. Je lui fais un petit signe significatif et murmure :
— Bleib hier, Halls, ich komme wieder.
— Qui est ce grand à qui vous parlez ? demanda le capitaine, énervé.
— Das ist mein Kamerad, Herr Kapitän.
— Cessez de parler allemand, puisque vous vous souvenez du français. Allez ! par ici !
J’ai suivi le Français par une succession de couloirs et la peur de ne pas retrouver Halls m’a soudain envahi. Finalement, je suis entré dans un bureau où quatre militaires français riaient et chahutaient avec une jeune femme qui parlait l’anglais, je crois.
Le capitaine a dit qu’il amenait un cas suspect, et j’ai subi un interrogatoire dispersé auquel j’ai dû répondre de façon peu convaincante. Ma tête n’était pas très bien sur mes deux épaules et ce que je répondais n’avait pas l’air très vrai.
L’un d’eux, un officier également, m’accusa de traîtrise, me traita de tous les noms. Puis, comme je demeurais apathique, l’air absent, ils se lassèrent et m’expédièrent dans une petite pièce à l’étage au-dessous. Ils m’y abandonnèrent une journée et une nuit. Je passai là de tristes heures, pensant à mes amis de misère et surtout à Halls qui devait m’attendre en vain. J’eus le sinistre pressentiment que je ne le reverrais plus et une fébrile impatience m’empêcha de dormir.
Le lendemain, au matin, un lieutenant de très bonne humeur vint me dégager. Je fus reconduit au bureau de la veille et on me pria de m’asseoir. La chose me parut insolite et il me sembla entendre cette phrase pour la première fois de ma vie.
Puis, le jeune lieutenant compulsa des papiers et m’adressa la parole.
— Ce qui vous est arrivé nous a quelque peu surpris, hier. Nous savons maintenant que les Allemands ont effectivement entraîné de force dans leurs troupes des jeunes hommes dont le père seulement était de nationalité allemande. Si cela avait été, nous aurions dû vous garder quelque temps prisonnier. Vous, il s’agit de votre mère. Le cas diffère et nous ne pouvons vous retenir. J’en suis heureux pour vous, reprit-il très gentil. Nous vous avons donc libéré et c’est ce que mentionnent les papiers que je vais vous remettre. Vous allez pouvoir rentrer chez vous et retrouver votre vie d’autrefois.
Chez moi ! fis-je, comme s’il m’avait parlé de la planète Mars.
— Oui, chez vous.
Le lieutenant m’offrit un silence que je ne mis pas à profit, ayant du mal à réaliser ce qui m’arrivait et surtout à trouver mes mots.
— Néanmoins, je vous conseille, pour vous dédouaner, d’envisager un engagement pour une période dans les troupes françaises, cela afin même de vous faire rentrer dans le bon ordre des choses.
Mon visage demeurait impassible. Je songeais surtout à Halls et je ne comprenais qu’à moitié les propositions de l’aimable officier.
— Seriez-vous d’accord ?
— Oui, mon lieutenant, dis-je, inconscient.
— Je vous félicite de cette décision, signez ici.
Je signai de mon nom français, plus intrigué par le mot que j’écrivais et qui me semblait nouveau que par la charge que j’acceptais, sans en peser l’importance.
— Vous serez convoqué, fit l’autre, en fermant son dossier. Rentrez vite chez vous, et oubliez également cette aventure.
Je ne savais toujours que répondre. Même la bonne humeur du lieutenant se lassait. Il reprit néanmoins en m’accompagnant à la porte.
— Vos parents savent-ils où vous êtes ?
— Je ne crois pas, mon lieutenant.
— Vous ne leur avez pas écrit ?
— Si, mon lieutenant.
— Alors ! Et vos parents, vous avez bien dû recevoir de leurs nouvelles tout de même. Il y avait bien une poste chez les boches ?
— Oui, mon lieutenant, ils m’ont écrit, mais depuis près d’un an je n’ai plus de nouvelles.
Il me regarda, interloqué.
— Les cochons, dit-il, ils ne vous donnaient pas le courrier. Allez, mon vieux, rentrez chez vous et oubliez tout ça.