— Cela n’est pas possible, maintenait Halls. La VIe armée ne peut pas avoir plié devant les Soviets, bon Dieu !
— Mais, puisque le communiqué disait qu’ils étaient encerclés, qu’ils n’avaient plus rien, ils ont été forcés de se rendre, les pauvres types.
— Alors il faut essayer de les dégager, surenchérissait un autre.
— Trop tard… laissa tomber un vieux. Tout a été fait…
— Merde, merde, merde ! jurait Halls en serrant les poings. Je ne peux pas y croire.
Si, chez certains, la défaite de Stalingrad avait été le coup d’assommoir, chez d’autres au contraire elle avait provoqué une réaction vengeresse qui ranimait un courage bien défaillant. Dans notre groupe, étant donné les différences d’âges entre les uns et les autres, les avis étaient partagés. Les vieux étaient de plus en plus défaitistes alors que nous les jeunes nous jurions de libérer ceux de la VIe armée. Nous nous dirigions à nouveau vers notre cave-dortoir, lorsque éclata une altercation dont je fus vraiment le responsable.
Le gars à la rotule abîmée, celui que j’avais eu à mes côtés dans ce satané Renault, venait de m’emboîter le pas.
— Alors, tu es content, me dit-il, on va sans doute s’en retourner demain.
Je crus lire sur son visage une certaine ironie. Je me sentis devenir rouge de colère.
— Ça va, vous, hurlai-je, vous êtes satisfait, nous allons retourner, c’est en partie votre faute si mon oncle est mort à Stalingrad.
Il devint blême.
— Qui te dit qu’il est mort ? grogna-t-il.
— S’il n’est pas mort, c’est encore pis ! continuai-je. Vous n’êtes qu’un lâche ! C’est vous qui m’avez dit que nous devrions les laisser tomber.
Ahuri, il regardait à droite et à gauche. Comme j’allais continuer, sa main se referma sur le col de ma capote.
— Silence ! ordonna-t-il en levant le poing.
Déjà j’envoyais mon pied en avant qui heurta son tibia. Il allait frapper, lorsque Halls lui arrêta le bras.
— Ça va, dit calmement ce grand lascar de Halls. Arrêtez, vous allez vous faire coller en taule.
— Toi aussi, tu es un jeune qui en veut ? clama l’autre, qui était maintenant sous l’empire de la colère. Vous allez tous en avoir, bande de… !
— Lâche-le, insista Halls.
— Merde ! cracha mon antagoniste.
Il n’ajouta rien : un « plack » magistral, produit par le poing de mon copain, venait de l’attraper au menton. Virevoltant sur lui-même, il s’écroula le cul dans la neige. Déjà Lensen arrivait lui aussi.
— Bande de jeunes fumiers ! lança mon chauffeur de la « troisième internationale ».
Il tenta de se relever pour se relancer à l’attaque.
Lensen, ce courtaud trapu, lui envoya un coup de botte ferrée dans la figure avant qu’il ne fût debout. Avec un cri de douleur, il retomba sur les genoux en portant ses mains à son visage ensanglanté.
— Sauvage ! lança quelqu’un…
Nous n’insistâmes pas. En grommelant nous regagnâmes le groupe, qui nous regarda en fronçant les sourcils. Deux types aidèrent l’autre, qui gémissait, à se remettre debout.
— Il faudra faire attention à ce faux jeton, dit Halls. Pour se venger, il pourrait bien nous tirer dessus à la prochaine attaque.
Le lendemain, le réveil fut sonné assez tard. Nous sortîmes pour l’appel de la compagnie. Dehors, une tempête de neige nous salua. Les têtes enfoncées dans nos cols relevés pour éviter la morsure des petits glaçons que transportait le vent, nous eûmes le plaisir d’entendre une bonne nouvelle. Le feldwebel Laus, que nous n’avions pas vu depuis une éternité, était là, maintenant un papier entre ses deux poings fermés. Lui aussi luttait contre la tempête.
— Soldats ! nous lut-il, entre deux bourrasques, le haut commandement, conscient de votre attitude, vous accorde une détente de vingt-quatre heures. Néanmoins, étant donné la situation actuelle, un contrordre pouvant survenir, vous devez vous présenter à votre cantonnement toutes les deux heures. Inutile donc de songer à rendre visite à vos petites amies ou à vos familles, ajouta-t-il en riant, mais vous pouvez en profiter pour écrire.
Laus envoya deux hommes chercher le courrier. À leur retour, ils firent la distribution ; il y avait quatre lettres et un colis pour moi. Nous aurions aimé voir Kharkov, mais le temps épouvantable nous incita à rester dans nos cantonnements. Nous passâmes une bonne et reposante journée. Nous nous apprêtions à reprendre le voyage en sens inverse comme prévu. Aussi, grande fut notre surprise lorsque, le lendemain, nous apprîmes que nous allions ravitailler en armement et en vivres une unité située dans la zone des combats. Nous fûmes, même mis approximativement au courant de notre destination. Nous devions rejoindre un secteur, dont j’ai oublié le numéro, quelque part au sud de Voronej. Nous accueillîmes la nouvelle sans enthousiasme.
— Bah, dit Halls, que nous piétinions dans la neige à Kiev ou à Voronej, cela revient au même.
— Oui, mais à Voronej, c’est le front, risqua Olensheim.
— Oui, je sais, dit Halls. Il faut bien qu’on le voie un jour. Je ne sais ce que je pensais. Que se passait-il réellement sur un champ de bataille ? J’étais partagé entre la curiosité et la peur.
Chapitre II
Le front
Au sud de Voronej. Le Don
L’hiver n’en finissait pas. Il neigeait presque sans discontinuer. Nous étions fin février ou début mars, je ne sais plus. On nous transporta en chemin de fer à soixante ou quatre-vingts kilomètres de Kharkov, dans une bourgade où se tenait un centre d’approvisionnement. Là, sous différents grands hangars, s’entassaient vivres, couvertures, médicaments, etc. Tous les trous, les caves, les moindres souterrains étaient bourrés de munitions de tous calibres. Il y avait des ateliers de réparation abrités ou en plein air. Des soldats juchés sur des tanks soufflaient dans leurs mains engourdies qui ne parvenaient plus à tenir la clef à molette.
Aux abords du village, des tranchées et des postes de défense étaient installés. Ce coin subissait assez fréquemment des attaques de groupes massifs de partisans. Tous ces mécaniciens et ces magasiniers devaient alors abandonner outils et cahiers d’inventaire pour sauter sur leurs mitrailleuses et assurer la sauvegarde du dépôt, ainsi que la leur.
— Le seul gros avantage que nous avons, me raconta un soldat du lieu, est que nous sommes très bien nourris. Ici, il y a beaucoup de travail. Nous avons été obligés d’organiser notre défense. Nous prenons la garde à tour de rôle. Lorsque ça barde, nous avons bien du mal, même en nous y mettant tous, à repousser les attaques des terroristes. Ils nous ont déjà détruit pas mal de choses. Notre commandant a réclamé plusieurs fois l’appui d’une unité d’infanterie, jamais elle n’est venue. Si, une fois, une compagnie de S.S. est venue à notre aide. Trois jours après son arrivée, elle fut envoyée au secours de la VIe armée. Nous avions déjà eu une quarantaine de tués, c’est beaucoup pour une compagnie.
Au début de l’après-midi, nous formâmes un convoi assez curieux. Il était composé de petites charrettes russes à quatre roues, sous lesquelles on pouvait fixer, par un système très simple, des planches en forme de ski, et les transformer ainsi en traîneaux. Il y avait aussi de vrais traîneaux russes, des eidekas et même deux ou trois troïkas entièrement décorées. Ce matériel avait été, bien entendu, réquisitionné aux Russes. Je me demandais bien ce que l’on allait faire et où nous allions emmener ce convoi de Père Noël, dont la hotte, il est vrai, ne contenait ni pantins ni jouets étincelants. Notre chargement se composait surtout de grenades et d’autres engins dangereux.