— Foncez, hurla le sergent, ne restez pas là !
— Fouette-les, cria Halls au gars qui tenait les rênes.
Notre chariot fila le premier. Je revois encore nos trois braves chevaux sauter comme des lapins d’une dépression à l’autre en soulevant un nuage blanc visible sans doute de très loin. Derrière le conducteur, nous étions tous les trois groupés au centre sur les caisses vert foncé aux inquiétantes inscriptions blanches faites au pochoir. Nous étions un peu crispés et nous avions oublié le froid.
À travers la poussière blanche que soulevait notre attelage, j’essayais, malgré les cahots, de scruter l’horizon. Vaguement, il me sembla apercevoir quelques isbas droit devant nous. Alentour, des entonnoirs remarquablement symétriques mutilaient le blanc parfait de la pente. Malgré notre précipitation, j’avais le temps de voir après notre passage les franges bizarres qui bordaient ces excavations et que la terre, remuée par l’explosion, avait légèrement jaunies. Ces trous formaient comme d’étranges fleurs, brunes en leur centre, et qui blanchissaient au plus large de leur épanouissement. D’autres plus anciens et déjà presque comblés par les récentes chutes de neige formaient également des motifs différents mais très décoratifs.
Nous arrivions au bas de la pente sans que rien ne se soit passé. Il y avait là quelques isbas grossièrement bâties. La neige portait maintenant de nombreuses traces de déplacement. Nous dépassâmes une pièce d’artillerie presque enfouie sous un monceau de neige ; plus loin, il y en avait d’autres.
Nous stoppâmes près d’une isba dont le toit démesuré entrait dans le sol. Le côté qui nous faisait face était à claire-voie. Des soldats du génie tout emmitouflés travaillaient à l’intérieur ; il paraissait évident qu’ils étaient en train de la démonter. Quelques-uns sortaient en portant des pièces de bois. Un gros sergent en survêtement blanc vint au-devant de nous.
— Déchargez ça ici ! cria-t-il. Le génie prépare l’abri il sera terminé dans une heure.
Une explosion énorme nous fit sursauter. À notre droite, un éclair jaune, suivi d’un geyser de pierraille monta à dix mètres.
Tranquillement le gros sergent tourna la tête vers l’endroit d’où venait ce vacarme.
— Putain de sol, grogna-t-il, plus dur que du roc !
Nous en déduisîmes que c’étaient les gars du génie qui jouaient à la dynamite. L’opulent sous-off lisait maintenant notre ordre de mission.
— Ah ! ce n’est pas pour nous, dit-il en tapotant du bout de ses doigts gantés de laine une caisse de conserves. Il y a déjà trois jours que nous devrions être ravitaillés, nous vivons sur des réserves auxquelles nous ne devrions pas toucher. Si cela continue… Vous pouvez dire que vous y mettez le temps, vous autres les camionneurs ! C’est comme cela que l’on trouve de temps en temps des postes avancés avec des types morts de froid. Quand on n’a rien là-dedans, dit-il en tapant sur son estomac, impossible de tenir.
Je ne pus m’empêcher de songer à la circonférence de son ceinturon ; à voir son embonpoint, il était difficile de croire qu’il eût jeûné longtemps. Ce devait être un débrouillard qui avait des musettes en réserve. Car, de toute évidence, le ravitaillement des premières lignes, malgré tous nos efforts, demeurait très difficile.
— C’est pour la… (je ne me souviens plus du chiffre) section d’infanterie. Par là ! nous indiqua le sous-alimenté, suivez le chemin. Elle tient un point sur le bord du Don. Allez-y à quatre pattes, c’est plus prudent !
Nous engageâmes nos attelages dans le chaos neigeux qui traçait effectivement une espèce de sente jalonnée de camions à demi enfouis. Au-delà d’un talus, des pièces d’artillerie, des obusiers trapus se dissimulaient derrière un tas de neige. Une fois dépassés, ces engins disparaissaient à nos yeux, leur camouflage était parfait.
Nous arrivâmes près d’une grande tranchée dans laquelle de maigres chevaux frissonnants piétinaient le sol durci. Des sacs éventrés leur offraient une sorte d’herbe séchée, presque en poussière, que les pauvres bêtes reniflaient du bout de leurs naseaux givrés et qui ne semblait pas trop les tenter.
Parmi les animaux debout, gisaient, çà et là, les grands cadavres raidis de leurs semblables. À côté des bêtes, quelques soldats engoncés dans leurs longues capotes étaient là, immobiles. Une succession de casemates grossièrement étayées fut franchie.
Un « tac-tac-tac ! » assez proche nous tira de nos observations.
— La mitrailleuse ! dit notre cocher. Nous y sommes.
Il souriait bizarrement. Maintenant, à gauche comme à droite, les tranchées, les casemates et les trous d’hommes s’étalaient à perte de vue. Une patrouille nous arrêta.
— 9e régiment d’infanterie… compagnie, c’est pour nous ? questionna un lieutenant.
Notre sergent regarda son ordre de mission :
— Non, mon lieutenant ! nous cherchons la … section.
— Ah oui, fit l’officier, mais vous devez abandonner vos traîneaux ici. La section que vous cherchez est là-bas sur le bord du fleuve et sur l’îlot. Il faut que vous empruntiez les boyaux. Vous êtes sous le tir de postes avancés russes, soyez prudents, ils se réveillent de temps en temps.
— Merci, mon lieutenant, fit notre sous-off la voix un peu tremblante.
Le lieutenant appela un des hommes qui l’accompagnaient.
— Montre-leur le chemin et rejoins-nous.
L’homme salua et se joignit à nous. J’avais, comme tout le monde, empoigné une caisse plus lourde que moi et je m’apprêtais à la coltiner. Le « tac-tac-tac ! » reprit, plus fourni. Le type de la patrouille qui venait aussi de charger une caisse s’exclama :
— Bon, voilà qu’ils recommencent ! C’est sérieux ou non ?
Le « tac-tac-tac ! » s’amplifiait, s’interrompait, puis reprenait, rageur.
— Ce sont les nôtres, reprit-il d’un ton de connaisseur. Attendons un peu, on ne sait jamais s’ils font ça pour rire ou s’ils vont déferler sur la glace du Don.
Nous écoutions cet homme sans prononcer un mot. Il avait l’air presque à son aise dans cet inquiétant climat. Nous étions vraiment des débutants et les quelques accrochages que nous avions eus sur la « troisième internationale » ne me paraissaient guère sérieux auprès de ce qui pouvait nous arriver ici. Le tir des F.M. que nous entendions cessait par moment puis reprenait, quelquefois très proche. Entre-temps, très au loin, d’autres mitraillages se faisaient entendre.
Halls me suggéra de mettre nos deux caisses sur nos deux mausers et de nous en servir comme d’une chaise à porteurs. Ce serait plus pratique. Nous venions d’exécuter cette petite manœuvre lorsque des coups sourds et précipités grondèrent.
— Ça, ce sont les popovs, ricana le vétéran qui nous précédait.
L’air vibrait au rythme des explosions qui se formaient à peut-être trois ou quatre cents mètres en avant à notre gauche.
— C’est leur artillerie de tranchée, cela pourrait bien être une attaque…
Soudain, à trente mètres à droite, un éclatement très violent et sec, suivi d’une sorte de curieux miaulement hurla à nos oreilles. Il fut immédiatement suivi d’une dizaine d’autres. Nous posâmes précipitamment, Halls, moi et les autres de la Rollbahn, nos fardeaux et, plus ou moins baissés ou un genou en terre nous regardions angoissés dans tous les sens. L’air cessa de trembler pour un instant.
— Pas de panique, les enfants, dit l’autre – qui, malgré tout, s’était lui aussi baissé. Nous avons une batterie de 107 derrière le fouillis là-bas. Elle répond aux Soviets.