L’infernal bruit reprit aussitôt. Bien que notre guide nous ait dit de quoi il s’agissait, nous nous collâmes le long du boyau.
— Mettez vos casques, ordonna le sergent. Si les Russes repèrent la batterie, ils vont lui tirer dessus.
— Et continuons d’avancer, ajouta notre guide. Il n’y a pas un seul coin tranquille à cent kilomètres à la ronde, nous ne nommes pas plus en sécurité là qu’ailleurs.
Courbés en deux, nous nous mîmes en devoir de progresser. Une troisième fois l’air fut ébranlé. Entre-temps, ailleurs, un peu partout ça pétaradait. La batterie allemande continuait à vomir son acier. Devant nous, le « tchack, tchack, tchack ! » des spandaus se rapprochait sérieusement. D’un layon transversal, trois soldats nous croisèrent en déroulant un fil téléphonique. Les explosions se succédaient maintenant à un rythme régulier.
— Ça pourrait peut-être bien être une attaque, murmura le soldat qui nous avait amenés jusqu’ici. Je vais vous quitter : il faut que je rejoigne ma section.
— Alors où va-t-on ? questionna notre sergent qui visiblement n’en menait pas large.
— Continuez le layon jusqu’aux positions d’une geschnauzi. Là, c’est sur la droite, ils vous renseigneront.
Il fit quelques pas dans l’autre sens, toujours courbé en avant. C’est ainsi qu’on se promène sur un champ de bataille ! Deux jours après je m’y étais habitué et je n’y faisais plus attention. On vit courbé ou aplati, quelquefois même définitivement aplati ! mais là on ne vit plus.
— À votre place j’ouvrirais ma gamelle, c’est l’heure, lança-t-il en s’éloignant.
Nous ouvrîmes nos bidons sur le conseil du fantassin, et, les fesses calées dans la neige, nous dégustâmes notre pique-nique. Pour ma part, je n’avais pas très faim, j’étais trop intéressé par les détonations qui faisaient résonner ma tête à l’intérieur de mon casque d’acier glacé.
Halls, qui n’était jamais rassasié, roulait des yeux de bête traquée et me regardait en hochant la tête.
— On n’a peut-être pas le droit d’interrompre le travail pour manger, fit Halls. Si un officier s’amenait…
Je n’entendis plus que la salve qui passa au-dessus de nous. Instinctivement nous rentrions la tête un peu plus entre nos deux épaules et nous plissions les paupières, plutôt pour ne pas entendre que pour ne pas voir. On fait toujours des gestes irraisonnés quand la peur travaille un peu les tripes. Halls allait reprendre sa petite conversation, lorsqu’une explosion, différente par le son mais pas moins brutale, fit trembler le sol. Il y eut plusieurs bafouillages dans notre groupe. Un sifflement puissant précéda d’une fraction de seconde une deuxième explosion. Cette fois, nous eûmes l’impression d’être soulevés de terre. Un déplacement d’air, d’une violence inouïe, nous secoua. Une avalanche de pierraille et de gros paquets de glace s’abattit sur nous.
Recroquevillés, nous n’osions plus bouger ni émettre une opinion. Nous avions lâché nos gamelles et nos fusils.
— Ils vont me tuer ! cria le gars qui, dans la panique générale, avait plongé dans mes bottes. Ils vont me tuer, répéta-t-il, alarmé.
Il y eut un autre « Braoum ! » toujours aussi brutal. Puis la salve allemande passa, assourdissante.
— En avant, ne restons pas là ! hurla le sergent qui maintenait son casque d’une main.
Sans réfléchir, nous empoignâmes notre matériel. La tranchée était assez large ; quatre hommes de face auraient pu avancer, mais nous trottinions courbés en deux en file indienne le long d’une des parois. J’étais avec Halls, directement derrière le sergent.
— Allez, vite, suivez ! ne cessait-il de dire. Il ne faut pas rester là, ils visent notre batterie, c’est visible et nous sommes directement à côté. Vite, avancez ! Et cette diable de tranchée qui est juste dans le sens de leur tir. Vite ! là-bas il y a une tranchée transversale. À tous moments, nous nous tordions les chevilles dans la fondrière que représentait le fond de cette tranchée. Les caisses étaient lourdes et nous échappaient souvent. J’avais beau en serrer les coins dans mes doigts gelés et douloureux, de temps à autre, je lâchais prise. Je me demande encore comment ces damnées caisses ne nous ont pas explosé dans la figure.
— Vite, continuait le sergent sans tenir compte des difficultés, vite, c’est là-bas !
— Et dire, ajouta Halls, qu’il en reste encore deux fois autant sur les traîneaux, il faudra les transporter aussi, n’est-ce pas sergent ?
— Oui, bien sûr… Je ne sais pas… Vite, bon Dieu !
Les Russes avaient mis du temps à recharger leurs pièces. Notre batterie avait eu le loisir de cracher deux fois. Leur première ferraille tomba au moins à quarante mètres derrière, sans doute plus près de nos pièces. Deux autres coups tombèrent à une distance indéfinissable mais qui nous obligea à nous plier un peu plus. Soudain, il y eut un ululement sourd. Un bruit énorme secoua terre et ciel, un côté du boyau se vautra dans l’autre. Je n’avais pas eu le temps de baisser la tête. Tout ceci dura le temps d’un éclair. Mais je me souviens surtout avoir vu voltiger avec la pierraille, dans une gerbe de feu, une espèce d’épouvantail qui retomba désarticulé sur le rebord du talus et roula au fond. Atterrés, nous n’osions plus nous redresser.
— Debout, vite ! Il faut atteindre l’autre boyau ! hurla le sergent dont le visage affolé trahissait une peur aiguë, si un obus tombe là-dedans ce sera un volcan.
Deux autres coups claquèrent. Nos pièces tiraient toujours. En toute hâte, traînant plus ou moins nos fardeaux, nous enjambâmes l’éboulis et le cadavre désarticulé du malheureux qui avait été projeté en l’air. Je ne jetai qu’un bref regard sur lui en passant. Il était horrible : sous la violence du choc, son casque s’était rabattu sur son visage et la visière s’était enfoncée dans son menton ou son cou. Ses lourds vêtements d’hiver contenaient, tel un sac, une chose qui n’avait certainement plus forme humaine. Il me sembla qu’il manquait une jambe. Peut-être était-elle repliée sous lui…
J’eus le temps d’apercevoir également, par la crevasse pratiquée par l’obus russe, la silhouette d’un bonhomme mélangé au chaos. Le projectile ennemi était certainement tombé en plein dans un trou où quelques pauvres types attendaient, en baissant la tête, que passe l’ouragan.
Je me souviens bien des premiers morts que j’ai croisés au début de ma campagne. Ceux qui suivirent, des milliers et des milliers, n’ont plus de visage. Ils forment un immense et lugubre cauchemar qui hante encore quelquefois mon esprit. Cauchemar silencieux où m’apparaissaient les plus atroces, ou encore ceux qui ne semblaient que dormir, des visages calmes, résignés, d’autres, au contraire, les yeux démesurément ouverts où la mort avait fixé une intraduisible terreur. Je croyais pourtant avoir atteint les limites de l’horreur et de l’endurance. Je pensais, à cette époque, que j’étais un rude combattant et qu’il était temps de retourner chez moi raconter comment j’avais courageusement enduré les épreuves que je viens de décrire tant bien que mal. J’ai utilisé les mots et les expressions que m’ont inspirés les situations dans lesquelles je me suis trouvé depuis Minsk jusqu’au Don en passant par Kharkov. Ces mots, ces expressions, j’ai dû les reprendre, bien qu’ils ne soient plus assez forts pour décrire ce dont j’ai été témoin par la suite.
On a tort d’employer, sans les peser suffisamment, les termes les plus intenses du vocabulaire. Plus tard, ils vous manquent : on ne peut plus exprimer ce que l’on voit ni ce que l’on ressent. On a tort d’utiliser le mot « effroyable » pour quelques compagnons d’armes qu’une explosion a mélangés à la terre. On a certainement tort, mais on a l’excuse de ne pouvoir imaginer pire.
Ici, je devrais arrêter mon récit, car je ne crois pas être capable de tout relater comme cela devrait l’être. Ceux qui n’ont pas vécu de tels moments liront ces lignes comme on lit un quelconque drame, en compatissant, certes, mais sans bien comprendre. On ne peut pas comprendre ce qui n’est plus explicable. Donc ce balbutiement est sans intérêt pour le côté du monde dans lequel je me trouve maintenant. Je vais quand même essayer de laisser parler ma mémoire aussi clairement que possible. Je dédie le récit qui va suivre à mes amis Marius et Jean-Marie Kaiser qui sont à même de pouvoir le comprendre, l’ayant vécu à peu près aux mêmes endroits que moi. Je vais essayer d’atteindre et de traduire le fond de l’aberration humaine, ce que je n’aurais jamais pu imaginer, ce qui me semblait impossible si je ne l’avais connu…