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Nous atteignîmes la tranchée perpendiculaire qui semblait à notre sergent le salut. Nous y plongeâmes littéralement en même temps qu’un éclatement brutal éparpillait le sol là-haut au-dessus du parapet. Deux fils venant de l’extérieur couraient dans l’étroit boyau de neige et de terre. Nous les enjambâmes. Ils allaient droit sur la geschnauz qui était un peu en retrait. Nous y arrivâmes, débouchant là comme des moutons poursuivis par un boucher. Deux hommes en survêtements blancs sursautèrent presque à notre arrivée.

L’un veillait, avec des jumelles, au côté du gros trépied de la pièce, l’autre, tapi dans le fond du trou s’activait à manœuvrer les boutons d’un appareil portatif de radio.

— La… 2e… section ? demanda notre sergent essoufflé. Nous avons un approvisionnement pour eux.

— C’est pas très loin, déclara le soldat aux jumelles, mais vous ne pouvez y accéder maintenant. Vous vous feriez bousiller. Laissez votre dynamite plus loin et abritez-vous dans la casemate, nous dit-il en souriant.

Nous ne nous le fîmes pas répéter deux fois, nous nous enfonçâmes dans un tombeau de terre dure, et de planches, à peine éclairé. Il y avait déjà à l’intérieur quatre soldats habillés également en blanc. L’un d’eux trouvait le moyen de dormir, les autres écrivaient à la lueur d’une Kerzeii.

Le trou ne permettait pas aux occupants de se tenir debout, bien entendu. Ils se serrèrent pour nous faire un peu de place. Nous étions, malgré tout, toujours neuf.

— C’est solide ? risqua Halls, en pointant son index à demi caché par son gant déchiré vers le haut du trou de rat.

— Heu… si ça tombe un peu plus loin ça peut aller, ricana un des types.

— Et si ça descend en plein dessus, les copains n’auront pas le mal de nous enterrer, ajouta un autre.

Comment pouvaient-ils plaisanter ? L’habitude peut-être. Celui qui dormait se retourna et bafouilla en bâillant.

— J’ai cru qu’on nous amenait des femmes, soupira-t-il.

— Non, ce sont des mômes, reprit un autre. Où avez-vous trouvé cette couvée, sergent ?

Nous nous mimes tous à rire.

Comme pour nous emmerder, la terre bougea une fois de plus. D’ici, les coups nous arrivaient moins bruyants.

— Ce sont des nouvelles recrues ; ils appartiennent au train, ils ont traversé toute la Russie pour vous apporter à bouffer.

— C’est la moindre des choses, continua celui qui venait de ne réveiller, on en bave ici depuis trois mois. Vous y mettez le temps, les enfants. Je sais qu’il y a de belles filles en Ukraine mais vous devriez moins vous attarder, ici on crève de faim.

Je risquai quelques mots dans mon mauvais allemand.

— Des filles ! on n’a pas vu de filles ! on n’a vu que de la neige !

— Alsacien ? fit immédiatement l’autre.

— Non, c’est un Français, dit Halls en plaisantant.

Tout le monde de rire. Interloqué il ne sut que répondre.

— Merci ! dit-il en très bon français et il me tendit la main.

— Ma mère est allemande, ajoutai-je toujours en français.

— Ach gut, s’exclama-t-il. Votre Mutter ist Deutsche ? Sehr gut.

La terre trembla encore. Un morceau du plafond s’émietta sur nos casques.

— Ça n’a pas l’air d’aller bien dans votre secteur, coupa notre sergent qui se foutait pas mal que ma mère soit allemande ou chinoise et qui ne songeait visiblement qu’à sa trouille.

— Oh ! ils s’amusent, répondit l’autre, après la rossée qu’ils ont prise il y a trois jours, ils sont calmés.

— Ah ? fit le sergent comme s’il posait une question.

— Oui, ces salopards nous ont déjà obligés à retraverser le Don il y a un mois. Nous avons dû abandonner au moins soixante kilomètres. Mais maintenant, notre front s’accroche à la rive ouest. À quatre reprises, ils ont essayé de traverser sur la glace. La dernière fois remonte à il y a cinq jours. Là, vous auriez vu autre chose qu’aujourd’hui. Pendant deux jours, ils ont attaqué et surtout la nuit. Ça a vraiment bardé. Tel que vous me voyez, j’essaie encore de récupérer ; nous n’avons pas beaucoup dormi ces derniers temps. D’autant plus qu’on nous avait promis une contre-attaque, mais rien ne s’est produit. Tout à l’heure vous jetterez un coup d’œil dans les jumelles, vous verrez, la glace du fleuve est couverte de cadavres de popovs. Ces salauds ne sont même pas venus ramasser leurs blessés, je parierais qu’il y en a qui geignent encore.

— Nous devons ravitailler la… 2e… section, déclara avec anxiété notre malheureux sergent.

— Ah, alors, vous verrez de plus près. Il faudra que vous alliez complètement au bord. Ils tiennent la berge, des terribles, ces gars-là. Il paraît qu’ils tiennent même l’îlot qui est au milieu du fleuve. Enfin, je pense qu’ils le tiennent, je sais qu’ils l’ont perdu une fois. C’était de nuit, ils se sont battus au couteau là-dessus et le matin ils l’ont repris. Ça ne doit pas être beau là-bas, je préfère être ici, bon Dieu !

— Vous pensez que ce pilonnage précède une attaque ?

— Hum… on ne sait jamais avec les Russes ; mais ça m’étonnerait ; après le massacre de l’autre jour, ils vont encore attendre un peu.

Depuis un moment notre batterie ne tirait plus, les projectiles bolcheviks continuaient à dégringoler à une cadence lente, mais régulière. Le soldat aux jumelles entra en se courbant et en soufflant dans ses doigts.

— À ton tour… (un prénom). Je claque des dents.

L’interpellé se déplia en grognant et, en s’appuyant sur les uns et les autres, gagna la sortie.

— Nos batteries ne tirent plus, seraient-elles détruites ? demanda notre sergent au nouvel arrivant.

— Vous en avez de drôles, jeta l’autre sans cesser de réchauffer ses doigts gourds, il faut espérer que non. Nous serions jolis par ici. Si nous n’avions pas eu ces canons il y a quelques jours, nous aurions été submergés. J’espère que nos braves camarades des 107 à courte portée sont toujours vivants.

— Je le souhaite aussi, renchérit notre sous-off, se rendant compte de sa connerie, mais pourquoi ont-ils cessé de tirer ?

— Des gars comme vous devraient connaître les difficultés d’approvisionnement dont souffrent les combattants. Nous sommes obligés de tirer au compte-gouttes ou à coup sûr. L’infanterie, comme l’artillerie, économise ses munitions au maximum. Néanmoins, il faut donner aux Soviets l’impression que nous ne sommes pas à court, alors de temps en temps nous répondons avec modération. Vous comprenez ?

— Oui, évidemment.

Il y eut un silence.

— Ils n’ont plus l’air de tirer, dit quelqu’un de notre groupe.

— Oui, ça s’est calmé, vous devriez en profiter, suggéra un des garçons de la geschnauz.

— Allons-y, les enfants ! dit notre sergent qui semblait avoir repris une peu confiance.

Les enfants ! il ne se trompait guère : nous avions l’air d’enfants à côté des combattants du Don. Quelques coups de canons avaient suffi à nous faire croire à la fin du monde. Il y avait une sérieuse différence entre les fiers soldats que nous étions en Pologne, où nous traversions des villages l’arme à la bretelle et au pas cadencé et ce que nous étions devenus maintenant. Combien de fois ne m’étais-je pas senti invulnérable ! Combien de fois avais-je été parcouru par ce fier sentiment d’orgueil que, d’ailleurs, nous éprouvions tous ! Comme il était plaisant à mes yeux de voir se profiler devant moi les épaules sanglées et les casques gris-vert indéfinissable de mes compagnons.