Et tous ces types habillés en soldats qui vivaient comme des taupes grelottantes. Certes, nous n’avions pas plus chaud dans nos camions sur la « troisième internationale », cela avait même été pire pendant le ravitaillement en traîneau. Mais à part le froid, qui évidemment avait réussi à tuer quelques-uns d’entre nous, nous ne risquions pas d’être hachés par un obus russe.
Les fantassins de la rive ouest du fleuve devaient se battre en plus. C’était là toute la différence avec nous autres de la Rollbahn. On nous avait d’ailleurs promis que nous deviendrions comme ces fantassins, des troupes combattantes, si nous réussissions, à nous distinguer dans notre service de ravitailleur. Cette promesse, que nous avions reçue de la part de notre commandant, lorsque nous étions au Wagenlager près de Minsk, s’adressait évidemment aux jeunes recrues comme Halls, Lonscn, Olensheim et moi-même. Nous l’avions accueillie comme un honneur. Nous étions très fiers de la confiance que l’on ne tarderait plus à nous accorder. Les anciens, je veux dire les combattants de Pologne ou de France, ceux qui, à la suite d’une blessure considérée comme grave, avaient été versés dans les services auxiliaires de la Rollbahn, avaient ricané devant notre enthousiasme. Ils avaient même tenté de nous conseiller de nous montrer inefficaces. Mais nous étions sourds à leurs conseils. Il est vrai qu’ils s’y étaient pris comme des idiots en nous faisant remarquer, à chaque instant, que notre place était à l’école. Rien de tel pour nous vexer et nous faire envier les Hitlerjugend à qui tous les hommages étaient rendus et qui défilaient dans les Kriegspiel sous des tonnerres d’applaudissements et de Sieg Heil !
Alors, toutes ces souffrances endurées pendant le long périple qui nous avait amenés près de Voronej, devaient être considérées par nous-mêmes comme de petites incommodités pour lesquelles nous n’avions pas le droit de nous plaindre. Dans cet univers de peur et de mort qu’était la vie des soldats de première ligne, nos cruelles difficultés n’avaient aucune chance d’être prises au sérieux. Où que nous soyons, quoi que nous fassions, notre situation ne serait jamais considérée comme tragique. Ne nous avait-on pas accusés de prendre tranquillement notre temps et de batifoler avec les Ukrainiennes ? Les communiqués du journal du front nous accusaient directement et nous rendaient presque responsables du retrait des troupes allemandes du Caucase qui avaient été obligées de se replier sur le nouveau front au-delà de Rostov. Faute d’approvisionnement, ces troupes avaient été forcées d’abandonner le terrain si durement conquis pour ne pas connaître le même sort que les combattants de Stalingrad.
Dans les quelques discours, que nous avaient adressés nos officiers, on nous demandait souvent de faire ceci malgré cela, d’avancer coûte que coûte, de faire plus qu’il n’était possible, d’envisager le pire, voire le sacrifice suprême. Nous avions pris conscience de notre devoir et nous étions persuadés d’avoir fait plus que le nécessaire. En fait, malgré nos efforts non ménagés, en dépit des cuisants moments que nous avions connus, nous n’avions fait que la moitié de ce que l’on attendait de nous. Il aurait donc fallu aller jusqu’au sacrifice absolu ! Maintenant ce mot prenait toute son importance.
Ainsi, nous n’étions que des bons à rien, incapables de faire face aux lourdes responsabilités qui nous incombaient. Nous ne pourrions pas avoir accès aux unités combattantes et nous resterions les bonniches insuffisamment vigilantes de la Wehrmacht. Je ne savais plus trop quoi souhaiter. L’état de fantassin offrait évidemment plus d’occasions de faire le sacrifice de sa vie.
« Sacrifice absolu », avait dit le haut commandement. Ce mot dansait dans ma tête et m’étourdissait. Les yeux grands ouverts, dans l’obscurité impénétrable de notre baraquement, je m’enfonçais peu à peu dans le sommeil comme dans un grand trou noir.
Chapitre III
En marche arrière : Du Don à Kharkov
Premier printemps. Première retraite. La bataille du Donetz
Trois ou quatre jours suivirent où nous connûmes à peu près les mêmes occupations. La neige fondait partout et le froid s’estompait aussi rapidement qu’il nous avait surpris. Ainsi vont les saisons dans cette sacrée Russie. De l’hiver implacable, on passe à un été torride sans presque avoir connu le printemps. Aussi, le dégel n’apporte-t-il vraiment aucune amélioration militaire : au contraire, il peut même aggraver les choses. La température passée de 15° ou 20° au-dessous de zéro à 5° ou 6° au-dessus, faisait fondre un inimaginable océan de neige que l’hiver avait consciencieusement amoncelé sans un jour de dégel.
D’énormes flaques d’eau, pour ne pas dire des étangs, se formaient un peu partout sur la neige incomplètement fondue. Pour la Wehrmacht, qui avait enduré les affres de cinq longs mois d’hiver, cet adoucissement tombait du ciel comme une bénédiction. Avec ou sans ordres, nous avions ôté nos capotes ou survêtements crasseux et commencions un nettoyage général. Des types, complètement à poil, n’hésitaient pas à entrer dans l’eau glacée de ces étangs provisoires pour faire leurs ablutions. Aucune détonation ne venait troubler l’atmosphère parfois ensoleillée.
La guerre, dont nous sentions quand même l’indéfinissable présence, semblait elle aussi s’être adoucie. J’avais fait la connaissance d’un type sympathique, un sous-off du génie, dont la section habitait momentanément le baraquement face au nôtre. Il était originaire de Kehl, juste en face de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin. Il connaissait la France mieux que son propre pays et en parlait la langue impeccablement. Les conversations que j’avais avec lui étaient toutes en français et me reposaient du fastidieux baragouinage élaboré avec mes autres camarades. Chaque fois que cela était possible, nous passions ensemble des moments de détente et de franche rigolade ; Halls s’était joint à nous et perfectionnait son français, tout comme j’avais été obligé de travailler l’allemand.
Ernst Neubach, c’était son nom, était vraiment fait pour son emploi de sapeur du génie. Il n’avait pas son pareil pour édifier avec quelques vieilles planches un abri aussi étanche qu’aurait pu le faire un ouvrier maçon avec des matériaux adéquats. Un système de douche, installé avec un gros réservoir de tracteur, fonctionnait remarquablement, une lampe-chaufferette chauffait continuellement les cent cinquante litres d’eau que l’on maintenait toujours à niveau. Les premiers à essayer cette installation reçurent une douche faite d’un mélange d’eau tiède et de gas-oil. Malgré les rinçages successifs que nous avions administré à notre récipient, l’eau resta longtemps teintée par le dépôt des matières qu’il avait contenues précédemment.
Le soir, il y avait foule. Une foule gueularde à laquelle se mêlaient souvent nos supérieurs. Les prioritaires à la douche étaient ceux qui donnaient le plus de cigarettes ou une part de pain de munition. Notre feldwebel Laus en paya une trois cents cigarettes. Les douches commençaient toujours après la soupe de 5 heures et se prolongeaient tard dans la nuit dans un concert de rigolades. Pour avoir bénéficié des bienfaits de l’installation de Neubach avant les camarades, les douchés se retrouvaient souvent le cul dans la boue liquide qui envahissait les abords de notre cantonnement. Ici nous ne connaissions ni le couvre-feu ni les autres obligations de la caserne. Pourvu que le boulot soit fait, on pouvait rire, boire et dégueuler toute la nuit, si bon nous semblait.
Nous connûmes là une huitaine de jours tranquilles. Chaque corvée nous obligeait à patauger dans une bouillasse de plus en plus importante. Par trois fois, nous retournâmes sur le front, incroyablement calme. Nous transportions, à dos de cheval ou sur des chariots, l’approvisionnement au landser des graben qui faisaient sécher leur linge au-dessus des parapets. De l’autre côté du Don, les Ivans avaient l’air de mener la même vie.