Un fantassin tout barbu à qui l’on demandait si tout allait bien répondit en riant :
— La guerre est certainement finie. Hitler et Staline ont dû se réconcilier. Je n’ai jamais vu un calme plat pareil : les popovs se saoulent la gueule du matin au soir. Hier soir ils ont chanté jusqu’à « peut plus », ils se paient un culot monstre. Certains se baladent carrément au-delà de leurs trous. Werk en a vu trois qui allaient puiser de l’eau dans le Don, comme ça au nez de nos mitrailleuses. Hein, Werk, que c’est vrai ? surenchérit-il en s’adressant à un landser chafouin en train de se laver les pieds dans une flaque d’eau.
— Oui, répondit l’autre, on n’a pas osé tirer. Pour une fois que les uns et les autres peuvent passer leur museau au-delà du trou sans prendre un morceau de ferraille entre les deux yeux !
Un sentiment de joie commençait à ruisseler timidement dans nos cœurs. La guerre serait-elle terminée ?
— C’est bien possible, fit Halls, j’ai entendu dire que les soldats sont toujours les derniers avisés dans ces circonstances-là. Si cela est vrai, nous le saurons demain ou après-demain. Tu te rends compte, Sajer, nous allons peut-être repartir chez nous. On va s’en payer, fit Halls en s’exaltant, ce n’est pas croyable.
— Ne saute pas en l’air avant de savoir, ronchonna un vieux de la Rollbahn, ne te fais pas trop d’illusions.
Cette objectivité vint doucher notre enthousiasme.
Comme d’habitude, nous empruntâmes le chemin transformé en canal qui menait à nos baraquements. Nous nous arrêtâmes un instant pour bavarder avec Ernst, qui travaillait avec sa section à la remise en état du passage.
— Si ça continue, nous dit-il, il faudra circuler en bateau ; deux camions viennent de passer et les pierres que nous nous esquintions à tasser sur la piste ont disparu, noyées dans la boue. Ça doit être beau là-bas dans les tranchées !
— Oh ! fit Halls, ils sont dans une merde ! Mais ils ont un moral terrible, c’est tout juste s’ils n’ont pas brisé leurs fusils pour faire du feu avec. Les landser et les popovs rigolent ensemble.
— Qu’ils en profitent, chuchota Ernst, il se passe de drôles de choses. Vous voyez le camion-radio là-bas qui a l’air de flotter ? il reçoit sans arrêt des messages. Les coureurs se relaient sans discontinuer. Le dernier a abandonné sa moto trop embourbée et a filé au pas de course porter son message au commandant.
— C’est peut-être des félicitations pour tes douches, plaisanta Mails.
— J’aimerais qu’il ne s’agisse que de ce genre de blagues, mais cela me surprendrait. Lorsque ces gars-là se mettent à courir, tout le monde ne tarde pas à en faire autant.
— Défaitiste ! lança Halls, rigolard, en s’éloignant.
Lorsque nous arrivâmes au cantonnement rien ne semblait avoir changé. Nous avalâmes la macédoine brûlante que notre cuistot nous avait mitonnée et nous nous apprêtions à plaisanter comme les soirs précédents. Le sifflet de Laus commanda le rassemblement. « Sapristi, me dis-je, Neubach a vu juste, voilà que ça recommence. »
— Je ne vous ferai rien remarquer quant à vos tenues merdeuses, marmonna notre cher feldwebel. Rassemblez vos frusques ; nous pouvons être appelés à changer de cantonnement d’une heure à l’autre. Compris ? Alors rompez !
— Merde, on était trop tranquille ici, murmura quelqu’un.
— Hé, tu crois que tu vas passer le restant de ton temps ici à déconner. Nous sommes en guerre, mon vieux, lui répondit son compagnon.
Rassembler ses frusques signifiait qu’il fallait se tenir prêts à se présenter sur les rangs dans une tenue impeccable, avec les courroies des équipements croisées d’une façon réglementaire. C’est du moins ce que l’on nous avait enseigné à Chemnitz et à Bialvstok. Ici, évidemment, la discipline était quelque peu relâchée. Néanmoins il dépendait de l’humeur d’un de nos officiers de procéder à une vérification qui allait de l’intérieur du canon de fusil jusqu’aux doigts de pieds, et qui exposait le fautif à une série de corvées extrêmement pénibles ou de gardes interminables.
Je me souvenais encore trop bien des quatre heures de planton que j’avais supportées quelques jours après mon incorporation à Chemnitz. Le lieutenant avait tracé un cercle à la craie sur le ciment de la cour exposée en plein soleil. Puis j’avais dû endosser le paquetage des punis : c’est-à-dire un sac à dos, chargé de sable, qui approchait les quarante kilos. J’en pesais cinquante-neuf. Au bout des deux premières heures, mon casque était devenu brûlant sous l’effet du soleil d’août.
Les derniers moments m’obligèrent à concentrer toute ma volonté sur mes genoux qui menaçaient à chaque instant de se plier. À plusieurs reprises, je crus m’évanouir, tant mes efforts pour rester debout furent pénibles. J’appris ainsi qu’un bon feldgrau ne devait pas traverser la cour de la caserne avec une main dans la poche de son pantalon.
Aussi, nous nous escrimions tous à mettre le matériel que nous avait confié l’armée en bon ordre. Nous nous esquintions à faire briller le cuir de nos bottes détrempées.
— Et dire que lorsqu’on aura fait dix mètres à l’extérieur, tout ce travail disparaîtra ! jura un gars qui s’épuisait sur ses godasses.
Il nous fallut une bonne heure pour donner à notre paquetage un aspect à peu près propre. Vingt-quatre heures se passèrent encore, avant que notre villégiature sur les bords du Don ne se transformât en terreur.
Le lendemain de l’astiquage, je fus désigné pour la garde. Je devais prendre mon service à 0 heure et le terminer à 2 h 30. Je m’armais de patience. Quelques caisses à munitions vides constituaient une plate-forme qui évitait à la sentinelle de piétiner dans la gadoue. À deux mètres, un trou d’homme à moitié plein d’eau, était prêt à recevoir, en cas de coup dur, la sentinelle du stock d’essence que j’avais à garder.
La nuit n’était pas froide. Un vent pluvieux poussait à vive allure de gros nuages bas qui dégageaient de temps à autre une énorme lune blanche. À ma droite, les silhouettes de nos baraquements et des véhicules se découpaient avec netteté. Devant moi s’étalait l’immense horizon vallonné et sombre qui se confondait avec le ciel. À vol d’oiseau, le Don se trouvait à environ dix kilomètres des premières réserves que nous occupions. Entre le fleuve et nous, des milliers d’hommes veillaient ou dormaient dans des conditions inimaginables. Des bruits de moteurs arrivaient portés par le vent. La nuit permettait pas mal de déplacements chez les uns comme chez les autres. Deux patrouilleurs de ronde arrivèrent à ma hauteur. Sommations d’usage pour la forme. Les deux soldats s’approchèrent de moi en plaisantant. J’allais répondre à leurs propos, lorsqu’une lueur intermittente éclaira d’un seul coup tout l’horizon du nord au sud.
Elle se prolongeait encore avec plus ou moins d’intensité, lorsqu’il me sembla que le sol tremblait. Dans la seconde qui suivit, un roulement de tonnerre qui n’en finissait pas fit vibrer l’air.
— Bon Dieu ! c’est une attaque, cria l’un des patrouilleurs, et ça m’a bien l’air d’être leur artillerie qui déverse ses pruneaux sur le crâne des landser.
Déjà des coups de sifflets retentissaient dans tout le camp, des ordres perçaient le grondement des explosions encore lointaines. Des groupes passaient maintenant en courant. Des artilleurs au repos rejoignaient à la hâte les grosses pièces de 155 long, situées sur la lisière de l’ex-camp d’aviation. Je n’avais pas d’ordres pour abandonner ma garde et je me demandais bien ce qu’on allait demander à nos copains. Un ravitaillement sous un tel bombardement devait être autre chose que celui de notre précédente expédition. Les rafales continuaient à déferler, mêlées maintenant aux détonations des pièces allemandes. Des éclairs plus violents et plus proches illuminaient sans arrêt la nuit, me faisant apparaître en ombres chinoises des groupes d’hommes qui couraient à travers les flaques d’eau.