On aurait dit qu’un géant, pris d’une furie terrible, secouait tout l’univers, cet univers dans lequel chaque homme a l’impression d’être une ridicule parcelle que le colosse de la guerre peut piétiner sans même l’avoir aperçu. Tous mes sens en éveil, l’échine pliée, malgré le danger encore relativement éloigné, je m’apprêtais à plonger à tous moments dans le trou plein d’eau si l’ouragan approchait d’un pas. Deux gros tracteurs chenillés avançaient vers moi, tous feux éteints. Roues et chenilles formaient un paquet de boue qui fendait une gadoue liquide. Dans leur précipitation deux hommes sautèrent par-dessus la rambarde de fer et faillirent disparaître dans la fange.
— Donne-nous la main, planton, firent les artilleurs qui s’étaient envoyé de la merde jusque sur leurs casques.
L’apocalypse continuait à embraser terre et ciel. J’aidai les gars des tracteurs à charger des fûts de cent cinquante litres à bord de leurs véhicules.
— C’est toujours ça de moins qui te pétera dans la gueule, lança l’un d’eux en s’adressant à moi.
— Bonne chance, leur répondis-je simplement.
Plus loin, des soldats du train dont je faisais partie s’affairaient à regrouper les canassons qui se bousculaient et s’affalaient dans la bouillasse avec des hennissements diaboliques. À plusieurs reprises, des fûts d’essence furent embarqués sur divers véhicules. Si bien qu’aux premières lueurs du jour, la relève ne s’étant pas présentée, je me demandais ce que j’avais encore à garder. Le bombardement n’avait pratiquement pas cessé. Exténué, je ne savais plus où j’en étais, lorsqu’un groupe de garçons de ma compagnie passa près de moi. Le sergent qui les commandait me fit signe de me joindre à eux. Au moment où je rejoignais mes camarades, un des premiers obus à longue portée de l’artillerie soviétique tomba à une centaine de mètres derrière nous. La déflagration secoua notre groupe qui se mit à courir de plus belle. Je ne posai pas de question mais cherchai vainement les larges épaules de Halls.
D’autres projectiles descendaient maintenant sur le camp. La terre entière s’illuminait de part et d’autre. À contretemps, notre groupe se jetait à terre et se relevait, couvert de boue.
— Ne plongez pas dans la merde, comme cela, toujours à retardement, grinça le sergent. Faites ce que je ferai. Fixez vos regards sur moi. Compris ?
Un ululement bien significatif arriva sur nous. Notre douzaine de feldgrauen plongea avec délice, sergent compris, dans une mare liquide à souhait. Une déflagration géante vida l’air de nos poitrines, en même temps qu’une vague de boue nous submergeait.
Affreusement dégueulasses, nous nous relevions avec sur le visage un sourire pincé, comme des civils sortant indemnes d’un sérieux accident de voiture. Trois ou quatre coups tombèrent alentour qui nous obligèrent à demeurer dans la même position. Derrière nous quelque chose flambait. Enfin, nous pûmes reprendre notre marche et nous nous hâtâmes vers un dépôt assez important de munitions.
À la vue de ce monticule de caisses, recouvertes de bâches, nous fûmes pris de coliques ! Si un pruneau tombait là-dedans, à cent mètres à la ronde il ne resterait pas âme qui vive.
— Sacredieu ! jura le sergent. Il n’y a personne de garde ici, c’est incroyable.
Avec une parfaite inconscience, il grimpa sur ce monceau de dynamite et chercha les numéros des caisses à transporter en des points prévus, parait-il, en cas de décrochage de l’infanterie. Pétrifiés comme des condamnés à mort devant la chaise électrique, nous restions là, plantés dans la boue, la tête vide, attendant les ordres. Deux types, trempés comme nous, arrivèrent au pas de course. Debout sur les caisses, le sergent, d’une voix de stentor, s’adressa aux deux bougres qui, malgré le tonnerre, venaient de se figer au garde-à-vous.
— C’est vous qui êtes de garde ici ?
— Oui, Herr sergent, crièrent-ils d’une seule voix sur un ton réglementaire.
— Où étiez-vous ? hurla le sous-off.
— Une obligation toute naturelle nous a obligés à nous écarter un instant, continua l’un d’eux.
— Vous êtes allés chier comme cela ensemble, salopards ! (Nous avions trop la trouille pour nous marrer.) Vos noms et affectations, jeta le sergent, toujours perché sur son diabolique monticule.
Intérieurement je maudissais cet animal qui, soucieux de la discipline, ne pensait pas à ce qui pouvait nous arriver et commençait à établir un rapport. Des explosions toutes proches nous rejetèrent à terre. L’autre connard, toujours debout sur les caisses, persistait à tenter le sort.
— Ils balaient nos arrières, apprécia-t-il. Sûr qu’ils ont déjà lancé leur putain d’infanterie. Allons, bande de chiasseux, venez m’aider !
À demi paralysés par la peur, nous grimpâmes à notre tour sur le volcan. Les éclairs alentour jetaient des reflets tragiques sur nos silhouettes. Quelques instants plus tard, nous courions dans une autre direction, sans sentir le poids de la caisse et du fusil, tant l’idée de nous éloigner de ce tas menaçant avait décuplé nos forces.
Le jour, qui s’était levé, nous privait maintenant d’une partie du spectacle. Les éclairs n’étaient guère visibles. Partout une fumée assez dense recouvrait l’horizon. Des geysers plus sombres s’élevaient ça et là. Vers midi, alors qu’éreintés nous continuions à courir d’une besogne à l’autre, notre artillerie entra en folie. Je ne sais à quoi cela correspondait sur le plan militaire. Assis dans un vaste entonnoir qu’une explosion avait asséché, je regardais le long tube d’un 155 qui crachait à un rythme régulier.
J’avais enfin retrouvé Halls et Lensen. Les poings sur les oreilles nous regardions japper la pièce. Souriant, Halls comptait les coups avec un petit acquiescement de la tête.
Pendant deux jours nous ne prîmes pratiquement aucun repos. La valse de la mort continua. Nous transportions maintenant les blessés qui affluaient vers des abris plus ou moins remplis d’eau. Là, des infirmiers donnaient les premiers soins aux amochés que l’on déposait sur des claies de branchages. Leurs gémissements emplissaient l’infirmerie de fortune. Bientôt on dut les déposer dehors, à même la bouillasse, l’infirmerie étant comble. Les chirurgiens retournaient et opéraient sur place les moribonds. Je vis là des choses effroyables, comme des troncs vaguement humains, dont l’ensemble n’était plus qu’un mélange de boue et de sang.
Le matin du troisième jour, la bataille redoubla. Nous étions livides de fatigue. Cela dura jusqu’au soir. Puis, en une heure, tout cessa enfin. Sur le front du Don meurtri, de la fumée s’élevait de partout. La mort avait comme une odeur. On accorde effectivement une odeur à la mort lorsqu’elle atteint une échelle aussi importante. Ceux qui ont vécu l’atmosphère des champs de bataille me comprendront. Je ne parle pas de décomposition. Non, c’est autre chose. Une chose indéfinissable et qu’il est impossible de mieux exprimer.
Deux des huit baraquements qui formaient notre camp avaient été transformés en cendre. Ceux qui demeuraient debout étaient envahis par une foule de blessés. Voyant que nous allions tourner de l’œil, tant nous étions à bout, Laus qui, tout compte fait, était un brave type, nous accordait par-ci par-là une heure ou deux de repos. Où que nous fussions, nous nous laissions choir, terrassés par un sommeil de mort. Lorsque, après deux heures, on nous en arrachait, nous nous redressions, hagards, avec l’impression de n’avoir dormi que quelques minutes.