Depuis Gotenhafen, où nous patientons en attendant les ordres, le hurlement de la guerre nous arrive de plus belle. Des infiltrations russes se sont rapprochées jusqu’à dix, douze kilomètres de la ville, et des combats démentiels sont engagés parmi nos troupes en retraite. À travers la pluie d’obus qui les décime, les civils retranchés dans la campagne refluent en criant grâce vers la ville. Depuis la mer, de gros bâtiments de guerre allemands utilisent leur puissante artillerie sur des pointes avancées soviétiques. La terre tremble et frémit. Les vitres, qui tenaient encore, chutent partout au rythme de la bataille.
Nous sommes occupés à canaliser dans l’ordre des civils épouvantés qui embarquent pour Hela. Les troupes en retraite arrivent déjà à Gotenhafen, ce qui signifie qu’il ne faut plus compter sur notre barrage. Une frénétique panique s’empare à nouveau de la ville, et les civils qui refluent vers le port finissent de paralyser l’ordre qui ne se maintenait déjà qu’avec d’invraisemblables difficultés. Quoique ayant des papiers dûment en règle pour être évacués, nous sommes, une fois encore, ramassés pour être envoyés aux alentours de Zoppot afin d’y colmater une brèche.
Nous quittons donc pour un moment Gotenhafen où le marasme atteint des proportions délirantes. C’est la bouche sèche et la rage au cœur que nous sommes acheminés à bord de voitures civiles qui roulent à tombeau ouvert vers notre nouveau Golgotha. Par les carreaux, que l’on maintient fermés car le froid reste piquant, nous sommes chargés d’observer le ciel, où les meutes aériennes des chasseurs bombardiers évoluent comme des guêpes en furie.
À Brössel, nous sommes d’ailleurs obligés d’abandonner nos voitures in extremis pour plonger alentour parmi les décombres. La bourgade résonne de partout, l’univers crépite et explose. Les Soviétiques attaquent au rocket et à la bombe tout ce qui bouge. Les avions passent si bas que l’on distingue presque le ricanement des pilotes. Dans la poussière virevoltante, nous regagnons nos bagnoles et redémarrons en trombe. La chaussée est obstruée par les décombres et il nous faut, à plusieurs reprises, la dégager. Nous devons également éviter les entonnoirs où nos taxis disparaîtraient à coup sûr. Après une course mouvementée, on nous abandonne avec nos lourds Panzerfaust aux abords d’un petit bled. Le tonnerre cogne à dix minutes au sud. C’est là !
Au trot nous cavalons en direction d’une haie dénudée où l’on aperçoit un side-car. Nous allions aux renseignements. Trop tard d’ailleurs, les deux occupants du véhicule se sont fait arroser. L’un d’eux, le conducteur, est couché sur son guidon le dos bourbeux d’une masse sanguinolente. L’autre semble dormir, pourtant il est mort. Les éclatements sont de plus en plus proches. Jamais nous n’aurions cru les Russes si près. Où sont les nôtres ?
Les voici. Après avoir escaladé un sentier de jardin, nous débouchons sur un terrain assez plat, que limite, à deux cents mètres, une ligne d’horizon plus haute. Des traînées de fumée constantes signalent les départs et les impacts. Des éclairs de feu blanc apparaissent et disparaissent sur la grisaille du ciel.
Il nous faut nous rendre là-haut quoi qu’il nous en coûte, alors que nous possédons en poche notre passeport pour l’ouest. Je sais de quelle malédiction les visages fermés de mes compagnons accablent l’humanité.
Nous sommes comme attirés par le maléfice de la situation et nous terminons notre progression par des sauts de carpe qu’aucune méthode de culture physique ne conseille.
Trois semi-chenillés allemands, ressuscités de je ne sais quelle unité, opposent leurs pièces de D.C.A. à une vingtaine de chars soviétiques immobiles sur la campagne brune et blanche. Des fantassins crottés s’inscrustent dans de petits trous creusés à la hâte et pointent diverses armes antichars vers les monstres qui restent à distance. Nous avons à peine pris place qu’une nouvelle salve arrive. Le feu, puis un lourd raz de marée de fumée et de poussière roule sur les positions d’où montent les plaintes. Les semi-chenillés, plus à l’abri, tirent eux aussi et plus aucune parole n’est audible.
Les chars russes demeurent immobiles et tirent à nouveau. Certains sont d’ailleurs paralysés de façon définitive, et la fumée qui s’échappe de leurs entrailles se mêle à celle qui provient de notre camp et qu’un vent généreux pousse vers l’assaillant.
Puis c’est l’inhumain commandement qui nous jette en avant. Puisque les chars ne viennent pas à nos Panzerfaust, allons au-devant d’eux.
Par bonds, par miracle, nous gagnons quelques mètres sous les rafales de mitrailleuses qui écharpent un certain nombre de mes valeureux compagnons.
La peur atteint une note grandiose. L’urine ruisselle dans nos pantalons, car la tension est si grande que l’idée de nous contrôler nous échappe. Nous nous approchons encore. Après chaque bond, nous nous déchirons le visage dans nos doigts convulsés. Les chars ne sont pas accompagnés et leur myopie les rend maladroits dans leur tir. L’un d’eux flambe à soixante mètres du trou que nous occupons à six. Certains se déplacent, mes yeux restent exhorbités sur la mort si proche que l’on taquine. Trois chars avancent. S’ils prennent le tertre où nous sommes réfugiés, dans une minute la guerre sera finie pour nous.
Je vois les trois chars. Je ne voix qu’eux ! Je vois aussi une pancarte métallique sur le haut du tertre, je vois aussi l’ogive de mon premier Panzerfaust et ma main raide d’appréhension cramponne la mise à feu. Ils roulent vers nous ; la terre que j’ai tout le long de mon corps me transmet leurs vibrations en même temps que mes nerfs tendus à se rompre émettent un sifflement qui emplit mes oreilles. Je comprends une fois encore que l’on peut user sa vie en quelques secondes. Je vois aussi les lueurs jaunes qui scintillent sur leur tablier menaçant, puis tout disparaît dans l’éclair fulgurant que je viens de lâcher et qui me brûle le visage.
Ma cervelle s’est immobilisée et me semble être de la même matière que mon casque. À côté de moi d’autres éclairs ont meurtri ma pupille que je garde convulsivement écarquillée. Il n’y a pourtant rien à voir. Tout est lumineux et flou à la fois. Puis s’esquisse le rougeoiment d’un brasier en second plan. Le char n’a pu résister aux trois projectiles à charge creuse que nous lui avons envoyés avec une certaine précision. Nos mains fiévreuses cramponnent encore le tube lanceur, que surgit à la gauche du brasier un second monstre. Nous percevons le bruit du troisième qui enjambe le tertre de l’autre côté de notre position. Le monstre a accéléré et il n’est plus qu’à trente mètres lorsque j’entre enfin en possession de mon dernier Panzerfaust. Un camarade a déjà tiré et j’ai été aveuglé. En raidissant mon observation, je retrouve la vue pour voir passer une multitude de galets englués de terre qui défilent à cinq ou six mètres de moi dans un bruit sourd. Un cri inhumain monte de nos gorges sans que nous n’y puissions rien.
Le monstre nous dépasse et s’éloigne parmi le hachement de la bataille. Il disparaît enfin dans un volcan qui le soulève du sol et s’enveloppe d’une fumée dense. Nos yeux hagards cherchent encore autre chose, mais ce qui nous entoure n’est plus que feu et flamme. Les chars n’apparaissent pas et notre démence furieuse nous pousse à sortir de notre refuge. Nous avançons vers le feu qui martyrise nos prunelles. Le roulement des chars diminue. Les Russes ont décroché devant notre opiniâtreté que le diable semble nous avoir insufflé. Puis, terrassés, nous nous abattons sur la terre froide dont le contact nous semble doux.
Les trois tanks qui s’étaient lancés à l’assaut ont été détruits. Deux autres restent également sur le terrain et nous récupérons deux blessés russes. Les T‑34 ont préféré ne pas s’exposer davantage à notre hargneux désespoir. Ils reviendront plus nombreux, accompagnés, protégés sans doute par l’artillerie et l’aviation, et toute notre affolante ténacité n’y pourra rien.