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Le jour se lève en même temps qu’une fatigue accumulée depuis des mois fait grelotter nos épaules. Nous distinguons maintenant les nombreuses silhouettes grises des bateaux à l’ancre tout autour de la presqu’île. Il y a aussi de nombreux bâtiments de guerre. Nous n’avons pas terminé notre observation que les signaux d’alerte retentissent. Une rumeur enveloppe la foule dense. Des yeux osent encore regarder le ciel.

— Pas de panique, aboient les gendarmes, notre défense antiaérienne les maintiendra !

Nous savons toutefois ce que cela veut dire. Les abris sont surchargés de blessés et chacun doit trouver un refuge naturel. Si les bombes s’abattent ici, il y aura encore un beau carnage.

Nous nous sommes rabattus vers un vieux ponton mis à sec dont les poutrelles barbouillées de goudron peuvent parer quelques coups. Nous ne sommes pas encore à l’abri qu’explose alentour le crépitement massif d’une D.C.A. que la guerre ne m’avait pas encore permis d’entendre. Il provient des défenses côtières et surtout des bâtiments de guerre que nous avons entr’aperçus. Les éclats en retombant peuvent faire eux aussi pas mal de dégâts.

À l’est, le ciel est tacheté d’une myriade de petits flocons noirs. La pétarade est si dense qu’elle ne nous permet pas d’entendre l’approche des avions. Nous en apercevons finalement trois qui filent assez bas, parallèlement au port. Ils sont d’ailleurs poursuivis par les granules noires que forment les éclatements des projectiles de la Flak. Une explosion se fait entendre au sud au-dessus de la mer. Un avion a dû être touché. Les gendarmes n’avaient rien exagéré. Pas un popov ne survole Hela. Un sentiment de sécurité nous envahit. Enfin les Russes sont mis en échec.

Sur ce, les gendarmes vérifient notre carton.

— Présentez-vous ici même le… mars, déclare un sous-off, pour y être embarqués. En attendant allez vous faire embaucher au nord de Hela.

Nous foutons le camp sans poser d’autres questions.

— Mais quel jour sommes-nous ? balbutie Halls.

— Attendez, s’exclame Wollers, il y a un calendrier sur mon agenda.

Il le cherche et ne le trouve finalement pas.

— De toute façon, nous ne serions pas plus avancés.

— Il faut pourtant le savoir, persiste Halls. J’aimerais bien que nous sachions combien de temps il nous faudra encore patienter.

Nous apprendrons finalement que nous sommes un dimanche, le 28 ou 29 mars peut-être, et qu’il nous reste deux jours à attendre, je crois. Le deux derniers jours de la campagne « Ost Front » où nous avons épuisé notre existence.

Nous les passerons parmi une foule de réfugiés anxieux qui campent à la belle étoile sur cette mince bande de terre de la presqu’île de Hela.

Nous aurons encore droit à deux attaques aériennes où les Russes échoueront dans leur sinistre projet. La dernière victime que je pourrai voir sera un cheval blanc sale.

Un avion russe a été touché au large. Il est venu se désintégrer au-dessus de nous et l’avant de l’appareil, dont le moteur emballé émettait un long miaulement, a piqué vers le sol. Des yeux nous avons suivi sa chute. Le bruit a inquiété l’animal qui a dressé le col. Il a henni et a fait trois pas de galop vers l’endroit où devait percuter l’amas de ferraille vrombissant. Je l’ai vu s’abattre sur la bête dont la chair a voltigé à quinze mètres.

Au soir du 1er avril, par un temps de cochon, nous avons mis le pied sur un grand bateau blanc. Il a dû servir dans le temps à des croisières pour gens riches. Malgré l’inquiétude qui transpire, malgré la foule innombrable qui s’y entasse, malgré les civières avec les blessés qui râlent, mes yeux s’emplissent de toutes les belles choses à peine ternies que renferme le beau bateau. Il me semble voir les vitrines des magasins que mon père m’emmenait admirer les veilles de Noël. Je n’ose pas me réjouir, je sais que ça finit toujours mal.

Dans l’obscurité et les grandes vagues creuses, notre arche s’enfonce dans la nuit. Nous avons perçu, un peu avant, le grondement et la lueur qui emplit le ciel de l’autre côté de la baie de Dantzig. Des camarades se battent et succombent encore là-bas dans l’enfer. Nous n’osons croire à notre privilège et en sommes gênés. Nous glissons ainsi plus de deux jours. Nous allons vers l’Ouest, c’est incroyable ! Vers l’Ouest que nous avons tant espéré, là où je ne peux imaginer qu’il y ait la guerre. Nous apprenons que nous voguons sur le Pretoria et, quoique n’ayant droit qu’à un tout petit espace sur le pont battu par le vent et la pluie, la douceur du moment nous fait oublier le boire et le manger.

Une torpille pourrait, bien sûr, nous envoyer au fond, mais nous n’y songeons pas. Un bâtiment de guerre nous escorte d’ailleurs. Tout se passe très bien.

Nous arrivons au Danemark où des choses que nous avions oubliées s’offrent à nos regards, notamment des boutiques pleines de pâtisserie que nous dévorons des yeux en oubliant nos sales gueules de boches rongées par la misère. Nous remarquons à peine le regard méprisant que nous jettent les commerçants qui ne peuvent comprendre. Nous ne possédons pas d’argent et ce qu’il y a là n’est pas gratuit. Un moment nous avons songé à nos mitraillettes.

Halls n’a pas su résister. Il a tendu ses grandes mains qui ressemblent à du bois mort, et a demandé la charité. Le boutiquier a fait semblant de ne pas le voir, mais Halls a insisté.

Alors finalement, l’homme a déposé dans la main immonde un gâteau rassis. Halls l’a émietté en quatre et nous avons goûté une substance qui nous était inconnue. Nous avons remercié l’homme en essayant de faire un sourire. Dans nos grandes gueules grises et nos bouches aux dents cariées le sourire a dû être un rictus. L’homme a sans doute cru qu’on se moquait de lui. Il a tourné les talons et a disparu dans son arrière-boutique. Il ignorait que, depuis bien longtemps, l’occasion de rire ne s’était plus offerte à nous et qu’il allait nous falloir quelque temps pour réapprendre.

Sur un bâtiment moins somptueux, nous avons regagné Kiel. Ici, nous avons retrouvé une atmosphère qui nous était plus familière. Il n’y a plus de pâtisserie et plus d’occasions de sourire. Il y a des ruines et une précipitation assez alarmante. Rapidement d’ailleurs nous avons été réincorporés à un bataillon de fortune. Halls a posé une question en vue d’une permission pour aller chez lui à Dortmund. Un soldat d’une cinquantaine d’années lui a posé une main sur l’épaule et lui a dit qu’avec un peu de courage et de chance, s’il réussissait à s’infiltrer parmi les lignes américaines et anglaises, il y parviendrait peut-être.

La stupéfaction, la tristesse ont couru sur le visage de mon pauvre ami…

Les lignes américaines et anglaises !

Depuis l’Ouest que nous avons tant de fois imaginé, depuis l’Ouest où nous sommes maintenant, la plus déprimante des nouvelles s’abat sut nous sans mesure et nous déchire l’âme. Nous sommes atterrés. L’Ouest, ce paradis que nous escomptions timidement depuis nos trous glacés de Memel, du Dniepr, ou du Don, l’Ouest, ce paradis quasi chimérique qui devait recueillir nos souffrances et les calmer, l’Ouest qui représentait notre unique raison de survivre, l’Ouest n’est qu’une petite campagne hérissée de constructions assez denses. Une campagne au silence entrecoupé du vrombissement des avions et où des gens terrorisés rampent et courent. C’est aussi trois camions gris sale qui transportent à vive allure un bataillon réduit de soldats grüngrau vers un autre rendez-vous avec la mort. C’est enfin le lieu où mes dernières illusions s’effritent et s’écroulent dans une consternation inhumaine.