L’Ouest, c’est l’autre partie de l’étau qui se referme sur notre misère. C’est plusieurs armées qui se précipitent sur nos bras épuisés. Plusieurs armées dont l’une est française. Mon émotion est intraduisible. La France, la France qui ne m’a jamais abandonné dans mes pensées, la douce, la trop douce France a abusé de ma naïveté. La France que je croyais à mes côtés, à nos côtés. La France que j’aimais autant – depuis les Graben de la steppe – que les gens qui parlaient de révolution dans les arrière-salles des cafés parisiens.
La France, pour qui j’admettais en fait la grande partie de mes efforts. La France que j’avais fait aimer et apprécier à mes camarades de guerre. Qu’a-t-il donc pu se passer que l’on ne nous a pas expliqué ?
La France se retourne contre moi alors que j’attendais son aide. Il va peut-être me falloir tirer sur mes autres frères les Français. Je sais que cela m’est impossible, aussi impossible que de tirer sur Halls ou même sur Lindberg.
Qu’est-il arrivé ? Que nous a-t-on caché ? Je ne sais plus ! Je ne comprends plus ! Ma tête refuse d’assimiler. L’espoir, que l’Ouest avait fait renaître en nous tous, s’évanouit.
Il va encore falloir nous battre. Contre qui ? Contre quoi ? Nous savons que nous n’en avons plus le courage, que plus rien ne nous engage à espérer quoi que ce soit. Les Anglo-Américains auront beau crier victoire, il n’y a plus d’opposition à l’imposant matériel de guerre qu’ils ont fabriqué pour rien. Il n’y a pas de victoire contre des morts de tout.
De tout jeunes gens, des gamins mettront encore de forts contingents alliés en échec, mais cela ne justifiera jamais leur écrasant déploiement de supériorité. Les myriades d’avions, parés pour le plus épique des combats, tenteront à tout prix d’utiliser leur armement perfectionné. Ils hacheront des chaussées de leur mitraille, redétruiront des ruines, poursuivront du bétail apeuré et chercheront vainement un ennemi dissous. Quelques jeunes éléments qui reçoivent le baptême du feu leur offriront, par endroits, la justification de leurs armes. Il est trop tard pour les vraies victoires. Celles qui demeurent sont délicatement homologables.
Nous avons gagné les abords de l’Elbe, et sommes allongés dans l’herbe au long d’une petite route qui mène à Lauenburg. L’armée anglaise est dans le coin et nous devons tenter quelque chose.
Un vieux type bouffe ce qu’une intendance fortuite a encore déposé dans nos gamelles. Halls est plus loin, l’œil égaré dans des déductions inextricables. Le vieux n’a pas l’air tellement déprimé. Il marmonne des mots à peine compréhensibles à mon intention.
— Dans quelques jours, avec un peu de chance, la guerre sera terminée pour nous.
Que veut-il dire ? Je sais que la guerre qui se termine pour un soldat vaincu se concrétise généralement par un petit trou brunâtre dans la tête ou la poitrine.
— Mais non, reprend le vieillard, nous serons prisonniers, tu verras. Ce n’est pas gai, mais ça vaut mieux que les bombes et la famine. Tu verras, ce ne sont pas des moujiks, ils ne sont pas méchants, tu verras.
La nuit passe. Il fait presque doux. Nous demeurons sur l’herbe humide du talus qui surplombe la route en parallèle. Des masses aériennes grondent dans le ciel étoilé sans que l’on puisse les distinguer. Les Anglo-Américains épuisent leur excédent de carburant et vont plus loin pilonner des armées fantômes ou des villes abandonnées. Rien ne nous empêche d’appliquer la formule de demi-sommeil que nous avons mise au point pendant de longues années de veille.
Vers 3 heures du matin, un roulement d’artillerie s’est fait entendre au nord. Des lueurs ont même imprégné le ciel pendant un court instant. Le tout a duré trois quarts d’heure et nous n’avons pas cessé de somnoler.
Le jour s’est levé très tôt et un léger soleil printanier s’est glissé à l’horizon. Une petit bagnole est arrivée sur la route. Elle roulait, alerte, en cahotant sur la chaussée partiellement défoncée. Elle était couleur de terre et trois types aux uniformes différents des nôtres l’occupaient. À l’avant de la voiture, il y avait comme un grand crochet vertical terminé par un ergot.
Nous vîmes arriver, sous des casques assez vastes, trois visages rouge brique qui semblaient d’ailleurs apprécier ce footing matinal.
Ainsi m’apparurent les Anglais, les trois premiers, et c’eût été criminel de décharger nos Volkssturm sur ces allègres militaires. Pourtant, l’un de nous, un con, envoya deux coups de fusil au ras des têtes des tommies. La voiture, une jeep, fit une petite embardée – compensée d’ailleurs – entreprit une manœuvre assez paniquée et fit demi-tour en un temps largement suffisant pour que nous puissions l’anéantir.
Le vieillard s’insurgea contre l’attitude du feldgrau qui venait de faire son devoir et expliqua que ce geste inconsidéré allait faire rappliquer des éléments motorisés contre lesquels notre défense ne pourrait rien. Un hauptmann décontenancé faillit intervenir. Il n’en fit rien et retourna auprès de son mitrailleur.
Une heure après, le bruit de nombreux moteurs enfla au nord, et les prédictions du vieux soldat se réalisèrent. Une reconnaissance aérienne voltigea d’ailleurs sur nos têtes et dirigea un tir assez précis sur la route au bas du talus. Comme des chenilles, nous rampâmes au creux du vallon et évitâmes ainsi une cinquantaine d’obus de mortier qui nous auraient sans nul doute causé des pertes sévères.
Les Anglais conclurent probablement à une résistance de tireurs isolés, et nous déléguèrent quatre semi-chenillés que nous vîmes surgir sur le talus avec une certaine angoisse. Deux soldats allemands venaient de se lever et brandissaient les bras au ciel. Le front de l’Est ne nous avait jamais rien offert de semblable et nous demeurions perplexes quant à la suite des événements. Les mitrailleuses anglaises allaient-elles hacher nos deux camarades ? Notre chef n’allait-il pas les abattre lui-même pour s’être ainsi livrés prisonniers ? Rien ne se passa pourtant. La main du vieillard qui se trouvait encore à côté de moi se referma sur mon avant-bras, et ses lèvres marmonnèrent encore quelques mots.
— Allons-y, petit.
Ensemble, nous nous levâmes, d’autres nous imitèrent et Halls me rejoignit sans même songer à lever ses mains au ciel. Ainsi nous avançâmes vers nos vainqueurs le cœur battant, la bouche sèche. Ce fut la seule vraie peur que me causèrent les Alliés et nous l’avions provoquée nous-mêmes.
On nous groupa bruyamment, on nous fustigea quelque peu, et des soldats anglais à mine vindicative nous bousculèrent sans ménagement. Nous avions vu bien mieux au cœur de notre armée et notamment sous les ordres du capitaine Fink. Ce que nos vainqueurs nous faisaient subir n’était rien et demeurait, à nos yeux, empreint d’une certaine complaisance.
Ainsi, je déposai les armes et emblèmes de ma deuxième patrie. Ainsi se termina la guerre pour moi et mes compagnons.
Nous fûmes véhiculés debout – comble de l’humiliation – à bord de robustes camions qui transportaient en notre cohorte débilitante, les reliefs de la victoire. Les visages fermés mais colorés des Anglais persistaient à ne pas comprendre pourquoi des discussions souriantes s’installaient sur nos gueules de famine. Halls reçut même une formidable gifle d’un sous-off anglais sans trop bien savoir ce qui lui arrivait. Halls faisait tout simplement une comparaison entre nos marches forcées à l’est et notre véhiculage de prisonniers.