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Copons répondit par un grognement qui dissipa ses doutes. On ne percevait plus qu’un faible gémissement, une respiration toute proche, un corps qui se traînait à terre. Alatriste recommença à s’avancer à genoux, une main devant lui, l’autre tenant sa dague, prêt à frapper. Dans un dernier grésillement, la flamme de la lanterne s’éteignit après avoir faiblement éclairé l’ouverture de la galerie qui menait aux tranchées ennemies, remplie de décombres et d’étais effondrés. Un corps se trouvait en travers de l’entrée et, après lui avoir donné deux coups de dague, pour plus de précautions, le capitaine l’enjamba à quatre pattes et s’approcha de la galerie, où il s’arrêta quelques instants. Tout était silencieux de l’autre côté, mais Alatriste sentit l’odeur.

— Du soufre ! cria-t-il.

Le nuage avançait lentement, sans doute épaissi par les soufflets que les Hollandais actionnaient à l’autre extrémité de la galerie pour la noyer de fumée de paille, de goudron et de sulfure. Apparemment, ils se moquaient de leurs compatriotes qui pouvaient encore être en vie de ce côté-ci du boyau – ou peut-être pensaient-ils que leurs compagnons étaient tous morts. Le courant d’air facilitait l’opération. Le temps de dire un Pater, et la fumée délétère allait envahir la galerie. Pris d’une angoisse subite, Alatriste recula parmi les décombres et les cadavres, tomba sur ses camarades massés à l’entrée de la caponnière et, après quelques instants qui lui parurent des années, il se traîna à nouveau dans le tunnel, avançant aussi vite que possible sur ses coudes et ses genoux, entre les éboulements de terre et les restes du cimetière. Il entendait derrière lui le bruit de quelqu’un qui jurait – sans doute Garrote – en poussant ses bottes. Il passa sous le trou percé dans le plafond de la caponnière, respira à grandes goulées l’air du dehors, puis s’enfonça de nouveau dans l’étroit boyau, les dents serrées, retenant son souffle, jusqu’à voir s’éclaircir la bouche du passage par-dessus les épaules et distinguer la tête du camarade qui le précédait. Il sortit finalement dans la grande galerie qu’avaient abandonnée les sapeurs allemands, puis déboucha dans la tranchée espagnole, reprenant enfin son souffle, frottant son visage couvert de sueur et de terre. Autour de lui, tels des cadavres qui auraient retrouvé la vie, les visages sales et pâles, ses camarades épuisés et éblouis par la lumière se rassemblaient. Quand ses yeux se furent habitués à la clarté du jour, il vit le capitaine Bragado qui attendait avec les sapeurs allemands et le reste de la troupe.

— Tout le monde est là ? demanda Bragado.

Rivas et l’un des frères Olivares manquaient à l’appel. Pablo, le plus jeune, dont les cheveux et la barbe noirs étaient devenus gris à cause de la poudre et de la terre, fit le geste de revenir sur ses pas pour aller chercher son frère, mais Garrote et Mendieta parvinrent à le retenir. En face, furieux de ce qui venait de se passer, les Hollandais faisaient pleuvoir les balles d’arquebuse, qui sifflaient et claquaient en ricochant sur les gabions de la tranchée.

— Nous les avons bien eus, dit Mendieta.

Mais il n’y avait pas trace du moindre triomphe dans sa voix, qui était celle d’un homme épuisé. Il tenait encore sa pelle, souillée de terre et de sang. Prostré, Copons respirait avec difficulté, la sueur lui faisant un masque luisant de boue.

— Fils à putains ! criait le cadet des Olivares, désespéré. Hérétiques, fils à putains, allez tous en enfer !

Ses imprécations ne cessèrent que lorsque Rivas passa la tête par l’embouchure de la galerie, traînant l’autre Olivares, à moitié étouffé mais encore vivant. Les yeux bleus du Galicien étaient rouges, injectés de sang.

— Saloperie, dit-il.

De la fumée de soufre sortait encore de ses cheveux blonds. D’un geste brusque, il arracha le linge qui couvrait son visage et cracha de la terre.

— Merci, mon Dieu, dit-il en se remplissant les poumons d’air frais.

Un Allemand apporta une outre d’eau et les hommes, assoiffés, burent tour à tour.

— Je boirais de la pisse d’âne, murmura Garrote en faisant couler de l’eau sur sa barbe et sa poitrine.

Assis le dos au mur de la tranchée, Alatriste sentit que Bragado l’observait tandis qu’il essuyait sa dague pour en enlever la terre et le sang dont elle était salie.

— Et la galerie ? demanda enfin l’officier.

— Nettoyée, comme ma dague.

Sans un mot de plus, Alatriste rengaina sa biscayenne. Puis il retira l’amorce du pistolet dont il ne s’était pas servi.

— Merci, mon Dieu, répétait Rivas en se signant. Ses yeux bleus pleuraient de la terre.

Alatriste se taisait. Parfois, se dit-il en lui-même, Dieu semble rassasié. Lassé de répartir partout souffrance et sang, Il regarde de l’autre côté et se repose.

VIII

LA CAMISADE.

Le mois d’avril passa ainsi, entre pluie et beau temps. L’herbe reverdit dans les champs, les tranchées et les fosses des morts. Nos canons battaient les murs de Breda, les mines et contre-mines se succédaient, on tiraillait ici et là, de tranchée à tranchée, entre nos assauts et les sorties des Hollandais, qui rompaient la monotonie du siège. C’est vers cette époque que commencèrent à nous parvenir des nouvelles sur la disette qui affligeait les assiégés. Mais la situation des assiégeants était encore pire, à cette différence près que nos ennemis avaient grandi sur des terres fertiles, sillonnées de rivières, parsemées de prés et de villes que leur avait données le destin, tandis que nous autres Espagnols arrosions les nôtres depuis des siècles avec notre sueur et notre sang pour en arracher une bouchée de pain. Plus habitués aux raffinements de la table qu’au manque de nourriture, les uns par nature et les autres par habitude, quelques Anglais et Français de Breda commencèrent à déserter leur compagnie pour passer dans notre camp, nous apprenant que cinq mille paysans, bourgeois et soldats étaient déjà morts derrière les murs. De temps en temps apparaissaient, pendus devant les murailles, des espions hollandais qui avaient essayé de franchir nos lignes avec des messages de plus en plus désespérés du chef de la garnison, Justin de Nassau, à son parent Maurice, cantonné à quelques lieues de là et bien résolu à libérer la place assiégée depuis déjà près d’un an.

À la même époque, nous apprîmes que Maurice de Nassau élevait une digue à côté de Sevenberge, à deux heures de marche de Breda, afin de détourner vers notre camp les eaux de la Merck, et, en inondant avec l’aide des marées les quartiers et tranchées des Espagnols, de transporter par bateaux soldats et vivres dans la ville assiégée. Pour ces ambitieux travaux, une foule de sapeurs et de marins s’employèrent à couper mottes de terre et fascines, charriant pierres, troncs d’arbres et planches. L’ennemi avait déjà coulé deux barques bien lestées et il progressait sur les deux rives, recouvrant la terre de grands étais de bois et consolidant l’écluse avec des pontons et des estacades. Ces manœuvres inquiétaient fort le général Spinola, qui cherchait sans le trouver un moyen efficace d’éviter que nous nous retrouvions un jour avec de l’eau jusqu’au gosier. Certains disaient en plaisantant qu’il fallait envoyer les soldats toujours assoiffés des régiments allemands pour ruiner le projet de Nassau :

Il placerait là les Germains : « Cette digue, dirait-il enfin, il va falloir me l’écarter, sinon nous mourrons tous noyés », car eux, je peux vous l’assurer, iraient, pour ne point boire d’eau, l’abattre et saper aussitôt.

À la même époque, le capitaine Alatriste reçut l’ordre de se présenter à la tente de campagne du mestre de camp Pedro de la Daga. L’après-midi était déjà avancé quand il y arriva. Le soleil descendait sur la plaine et rougissait la berge des digues où se découpaient, lointaines, les silhouettes des moulins et des arbres qui bordaient les marécages du Nord-Ouest. Alatriste avait fait toilette pour l’occasion : sa casaque de buffle dissimulait les reprises de sa chemise, ses armes étaient encore plus nettes que d’habitude et le capitaine venait juste de suiffer les sangles de son attirail. Il entra sous la tente en enlevant son vieux chapeau qu’il tint d’une main tandis que l’autre reposait sur le pommeau de son épée. Il resta là, silencieux et droit comme un piquet, jusqu’à ce que Don Pedro de la Daga, qui devisait avec des officiers, parmi lesquels se trouvait le capitaine Bragado, décide de lui accorder son attention.