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— C’est donc notre homme, dit le mestre de camp.

Cette étrange convocation ne semblait susciter chez Alatriste ni curiosité ni inquiétude, même si ses yeux attentifs ne manquèrent pas le sourire discret que Bragado lui adressa, derrière le colonel du tercio. Il y avait quatre autres militaires sous la tente. Le capitaine les connaissait tous de vue : Don Hernán Torralba, capitaine d’une autre compagnie, le sergent-major Idiáquez et deux aspirants attachés à l’état-major du mestre de camp, aristocrates ou fils de bonnes familles qui servaient sans solde dans les tercios pour la gloire ou – ce qui était plus courant – pour se faire une réputation avant de rentrer en Espagne jouir des prébendes dont ils seraient redevables à leurs protecteurs, amis ou famille. Ils buvaient, dans des verres de cristal, du vin de plusieurs bouteilles posées sur la table, à côté de livres et de cartes. Alatriste n’avait pas vu un verre de cristal depuis le sac d’Oudkerk. Bergers éméchés – se dit-il –, et la brebis est morte.

— Vous en prendrez un peu, monsieur le soldat ?

Chie-des-Cordes fit une grimace qu’il voulait aimable en montrant distraitement les bouteilles et les verres.

— C’est du vin doux de Pedro Ximenéz, ajouta-t-il. Il vient de nous arriver de Málaga.

Alatriste avala sa salive le plus discrètement possible. À midi, ses camarades de tranchée et lui avaient reçu du pain à l’huile de navet et un peu d’eau sale comme seul repas. Chacun doit rester à sa place, soupira-t-il intérieurement. Il fallait tenir les officiers à distance, comme eux le faisaient de leurs subalternes, quand l’envie leur en prenait.

— Avec la permission de Votre Seigneurie, dit-il après quelques instants de réflexion, je boirai plus tard.

Il s’était redressé, aussi respectueusement que possible. Le mestre de camp haussa cependant un sourcil et, le moment d’après, lui tourna le dos, sans plus lui prêter attention, comme s’il était fort occupé à lire les cartes étalées sur la table. Curieux, les aspirants observaient Alatriste de la tête aux pieds. Quant à Carmelo Bragado, qui se trouvait en deuxième place à côté du capitaine Torralba, il lui fît un large sourire qui s’effaça quand le sergent-major Idiáquez prit la parole. Ramiro Idiáquez était un vieux soldat à la moustache grise et aux cheveux blancs coupés très court. Son nez portait une cicatrice qui semblait en diviser le bout, souvenir de l’assaut et du sac de Calais au siècle dernier, à l’époque de notre bon roi Philippe II.

— Ils nous ont lancé un défi, dit-il avec la brusquerie dont il était coutumier. Demain matin. Cinq contre cinq, à la porte de Bolduc.

En ce temps-là, ces combats singuliers étaient monnaie courante. Lassés du flux et du reflux de la guerre, les combattants s’affrontaient parfois sur le terrain personnel, avec les rodomontades et fanfaronnades dont dépendait l’honneur des nations et des drapeaux. Au temps du grand empereur Charles Quint, et pour la plus grande joie de l’Europe entière, notre souverain avait défié son ennemi François Ier en combat singulier. Après mûre réflexion, le Français avait décliné l’offre de l’empereur. De toute façon, l’Histoire finit par présenter une belle facture au roi de France lorsque, à Pavie, il vit ses troupes défaites, la fleur de sa noblesse anéantie, et lui-même fait prisonnier quand l’épée de Juan de Urbieta, originaire de Hernani, se posa sur son royal gosier.

Il y eut un court moment de silence. Alatriste restait impassible, attendant qu’on lui en dise davantage, ce que fit l’un des aspirants.

— Deux Hollandais sont sortis hier de Breda, fort imbus d’eux-mêmes, pour lancer le défi… Apparemment, un de nos arquebusiers a tué un haut personnage dans les tranchées de la place. Ils réclamaient une heure de combat en rase campagne, cinq contre cinq, avec deux pistolets et une épée pour chacun. Naturellement, notre camp a relevé le gant.

— Évidemment, renchérit le second aspirant.

— Les hommes du tercio italien de Campo Látaro veulent être de la partie. Mais il a été décidé que les nôtres seraient tous espagnols.

— Naturellement, fit l’autre aspirant.

Alatriste les regarda attentivement. Celui qui avait parlé le premier devait friser la trentaine. Ses vêtements montraient qu’il s’agissait d’un homme de qualité et le baudrier de son épée était de bon maroquin, rehaussé au fil d’or. En dépit de la guerre, il s’arrangeait toujours pour que sa moustache reste bien frisée. C’était un homme désagréable et hautain. L’autre, plus enveloppé et plus petit, était jeune lui aussi. Il s’habillait un peu à la mode italienne : pourpoint court de velours avec des crevés de satin et une riche wallonne de Bruxelles. Tous deux portaient une écharpe à glands dorés et des bottes de bon cuir avec des éperons, bien différentes de celles que le capitaine chaussait, les pieds enveloppés dans des chiffons pour que ses orteils ne passent pas à travers les trous. Il s’imagina les deux aspirants jouissant de l’intimité du mestre de camp, qui à son tour consolidait avec eux ses influences à Bruxelles et à Madrid, multipliant les « mercis » et les « Votre Grâce » comme des chiens attachés à la même laisse.

Pour le reste, il ne connaissait du premier aspirant que son nom : Don Carlos del Arco, fils d’un marquis de Burgos, à ce qu’on racontait. Il l’avait vu se battre deux ou trois fois et il avait la réputation d’être courageux.

— Don Luis de Bobadilla et moi, cela fait deux, continua l’aspirant. Il nous faut encore trois hommes intrépides pour se battre avec nous.

— En fait, il n’en manque qu’un, corrigea le sergent-major Idiáquez. Pour accompagner ces gentilshommes, j’ai déjà pensé à Pedro Martin, un brave de la compagnie du capitaine Gómez Coloma. Et le quatrième sera probablement Eguiluz, qui fait partie des gens de Don Hernán Torralba.

— De quoi faire avaler de travers le Nassau, conclut l’aspirant.

Alatriste digérait silencieusement ce qu’il entendait. Il connaissait Martin et Eguiluz, tous deux de vieux soldats parfaitement dignes de confiance lorsqu’il s’agissait d’en découdre avec les Hollandais ou ceux que le hasard mettait devant eux. L’un comme l’autre feraient bonne figure face aux hommes de l’autre camp.

— Vous serez le cinquième, dit Don Carlos del Arco.

Toujours immobile, le chapeau dans une main, l’autre posée sur la poignée de son épée, Alatriste fronça les sourcils. Il n’aimait pas le ton qu’employait le petit-maître pour lui faire savoir que les cartes étaient déjà tirées, d’autant plus qu’il s’agissait d’un aspirant, non véritablement d’un officier. Il n’aimait pas non plus les glands dorés de son écharpe, ni son air prétentieux de qui a une bonne provision de pièces d’or dans la poche et un père marquis à Burgos. Il n’appréciait pas davantage que son chef naturel, le capitaine Bragado, ne dise pas un mot, lui qui devait sa carrière au fait qu’il était aussi bon soldat que fin diplomate. Aussi intrépides qu’ils fussent en actes ou en paroles, buvant dans des verres de cristal le vin de leur mestre de camp, obéir aux ordres de ces gommeux arrogants faisait regimber Diego Alatriste y Tenorio. Pour cette raison, la réponse affirmative que le capitaine s’apprêtait à donner ne franchit pas ses lèvres. Son hésitation fut mal interprétée par Don Carlos del Arco.